SCÈNE I

Follavoine, puis Rose

Au lever du rideau, Follavoine, penché sur sa table de travail, la jambe repliée sur son fauteuil de bureau, la croupe sur le bras du fauteuil, compulse son dictionnaire.

Follavoine (son dictionnaire ouvert devant lui sur la table) - Voyons: « Iles Hébrides ?… Iles Hébrides ?… Iles Hébrides ?… » (On frappe à la porte. Sans relever la tête et avec humeur.) Zut ! entrez ! (A Rose qui paraît.) Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Rose (arrivant du pan coupé de gauche) - C’est madame qui demande monsieur.

Follavoine (se replongeant dans son dictionnaire et avec brusquerie) - Eh ! bien, qu’elle vienne !… Si elle a à me parler, elle sait où je suis.

Rose (qui est descendue jusqu’au milieu de la scène) - Madame est occupée dans son cabinet de toilette ; elle ne peut pas se déranger.

Follavoine - Vraiment ? Eh bien, moi non plus ! Je regrette ; je travaille.

Rose (avec indifférence) - Bien, monsieur. (Elle fait mine de remonter.)

Follavoine (relevant la tête, sans lâcher son dictionnaire. Sur le même ton brusque) - D’abord, quoi ? Qu’est-ce qu’elle me veut ?

Rose (qui s’est arrêtée, à l’interpellation de Follavoine) - Je ne sais pas, monsieur.

Follavoine - Eh ! bien, allez lui demander !

Rose - Oui, monsieur. (Elle remonte.)

Follavoine - C’est vrai ça !… (Rappelant Rose au moment où elle va sortir.) Au fait, dites donc, vous… !

Rose (descendant) - Monsieur ?

Follavoine - Par hasard, les… les Hébrides… ?

Rose (qui ne comprend pas) - Comment ?

Follavoine - Les Hébrides ?… Vous ne savez pas où c’est ?

Rose (ahurie) - Les Hébrides ?

Follavoine - Oui ?

Rose - Ah ! non !… non !… (Comme pour se justifier.) C’est pas moi qui range ici !… c’est madame.

Follavoine (se redressant en refermant son dictionnaire sur son index de façon à ne pas perdre la page) - Quoi ! quoi, « qui range» ! les Hébrides !… des îles ! bougre d’ignare !… de la terre entourée d’eau… vous ne savez pas ce que c’est ?

Rose (ouvrant de grands yeux) - De la terre entourée d’eau ?

Follavoine - Oui ! de la terre entourée d’eau, comment ça s’appelle ?

Rose - De la boue ?

Follavoine (haussant les épaules) - Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles !

Rose (abrutie) - Ah ?

Follavoine - Eh ! bien, les Hébrides, c’est ça ! c’est des îles ! par conséquent, c’est pas dans l’appartement.

Rose (voulant avoir compris) - Ah ! oui !… c’est dehors !

Follavoine (haussant les épaules) - Naturellement ! c’est dehors.

Rose - Ah ! ben, non ! je ne les ai pas vues.

Follavoine (quittant son bureau et poussant familièrement Rose vers la porte pan coupé) - Oui, bon, merci ! ça va bien !

Rose (comme pour se justifier) - Y a pas longtemps que je suis à Paris, n’est-ce pas ?…

Follavoine - Oui !… oui, oui !

Rose - Et je sors si peu !

Follavoine - Oui ! ça va bien ! allez !… Allez retrouver madame.

Rose - Oui, monsieur ! (Elle sort.)

Follavoine - Elle ne sait rien cette fille ! rien ! qu’est-ce qu’on lui a appris à l’école ? (Redescendant jusque devant la table contre laquelle il s’adosse.) « C’est pas elle qui a rangé les Hébrides ! » Je te crois, parbleu ! (Se replongeant dans son dictionnaire.) « Z’Hébrides… Z’Hébrides… » (Au public.) C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu ! Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon oeil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire ! (Par acquit de conscience, il reparcourt des yeux la colonne qu’il vient de lire.)

 

SCÈNE II

Julie, Follavoine

Julie (surgissant en trombe par la porte, pan coupé. Tenue de souillon : peignoir-éponge dont la cordelière non attachée traîne par derrière ; petit jupon de soie sur la chemise de nuit qui dépasse par en bas: bigoudis dans les cheveux ; bas tombant sur les savates. Elle tient un seau de toilette plein d’eau à la main) - Alors, quoi ? tu ne peux pas te déranger ? non ?

Follavoine (sursautant) - Ah ! je t’en prie, n’entre donc pas toujours comme une bombe !… Ah !…

Julie (s’excusant ironiquement) - Oh ! pardon ! (La bouche pincée et sur un ton sucré.) Tu ne peux pas te déranger ? non ?

Follavoine (avec humeur) - Eh bien ! et toi ? pourquoi faut-il que ce soit moi qui me dérange plutôt que toi ?

Julie (avec un sourire pointu) - C’est juste ! c’est juste ! nous sommes mariés, alors !…

Follavoine - Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?…

Julie (de même) - Ah ! je serais seulement la femme d’un autre il est probable que !…

Follavoine - Ah ! laisse-moi donc tranquille ! je suis occupé, v’là tout !

Julie (posant le seau qu’elle tient à la main au milieu de la scène, et gagnant la gauche) - Occupé ! monsieur est occupé ! c’est admirable !

Follavoine - Oui, occupé ! (Apercevant le seau laissé par Julie.) Ah !

Julie (se retournant à l’exclamation de Follavoine) - Quoi ?

Follavoine - Ah ça ! tu es folle ? tu m’apportes ton seau de  toilette ici, à présent ?

Julie - Quoi, « mon seau » ? où ça, « mon seau» ?

Follavoine (l’indiquant) - Ça !

Julie - Ah ! là ! c’est rien ! (Le plus naturellement du monde.) C’est mes eaux sales.

Follavoine - Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

Julie - Mais c’est pas pour toi ! C’est pour les vider.

Follavoine - Ici ?

Julie - Mais non, pas ici ! Que c’est bête ce que tu dis là ! Je n’ai pas l’habitude de vider mes eaux dans ton cabinet de travail ; j’ai du tact.

Follavoine - Alors, pourquoi me les apportes-tu ?

Juli - Mais pour rien ! Parce que j’avais le seau en main pour aller le vider quand Rose est venue me rapporter ta charmante réponse : alors, pour ne pas te faire attendre…

Follavoine - Tu ne pouvais pas le laisser à la porte ?

Julie - Ah ! et puis tu m’embêtes ! Si ça te gêne tant, tu n’avais qu’à te déranger quand je te demandais de venir ; mais monsieur était occupé ! à quoi ? je te le demande. (Elle a arpenté jusqu’au fond.)

Follavoine (sur un ton bougon) - A des choses, probable !

Julie - Quelles ?

Follavoine (de même) - Eh ! bien ! des choses… Je cherchais « Iles Hébrides » dans le dictionnaire.

Julie - Iles Hébrides ! T’es pas fou ? Tu as l’intention d’y aller ?

Follavoine (de même) - Non, j’ai pas l’intention !

Julie (d’un ton dédaigneux, tout en s’asseyant sur le canapé) - Alors, qu’est-ce que ça te fait ? En quoi ça peut-il intéresser un fabricant de porcelaine de savoir où sont les Hébrides ?

Follavoine (toujours sur le ton grognon) - Si tu crois que ça m’intéresse ! Ah ! bien !… je te jure que si c’était pour moi !… Mais c’est pour Bébé. Il vous a de ces questions ! Les enfants s’imaginent, ma parole ! que les parents savent tout !… (Imitant son fils.) « Papa, où c’est les Hébrides. » (Reprenant sur un ton bougon, pour s’imiter lui-même.) Quoi ? (Voix de son fils.) « Où c’est les Hébrides, papa ? » Oh ! j’avais bien entendu ! j’avais fait répéter à tout hasard… (Maugréant.) « Où c’est, les Hébrides ! » est-ce que je sais, moi ! Tu sais où c’est, toi ?

Julie - Bien oui, c’est… J’ai vu ça quelque part, sur la carte ; je ne me rappelle pas où.

Follavoine (remontant pour aller s’asseoir à sa table sur laquelle il pose son dictionnaire ouvert à la page qu’il compulsait) - Ah ! comme ça, moi aussi ! Mais je ne pouvais pas lui répondre ça, à cet enfant ! Qu’est-ce qu’il aurait pensé ! J’ai essayé de m’en tirer par la tangente: « Chut ! allez ! ça ne te regarde pas ! Les Hébrides, c’est pas pour les enfants ! »

Julie - En voilà une idée ! C’est idiot.

Follavoine - Oui ! Ah ! c’était pas heureux ; c’était précisément dans les questions géographie que lui avait laissées Mademoiselle.

Julie (haussant les épaules) - Dame, évidemment ! C’était à prévoir.

Follavoine - Eh ! aussi est-ce qu’on devrait encore apprendre la géographie aux enfants à notre époque !… avec les chemins de fer et les bateaux, qui vous mènent tout droit !… et les indications où l’on trouve tout !

Julie - Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?

Follavoine - Mais absolument ! Est-ce que, quand tu as besoin d’une ville, tu vas la chercher dans la géographie ? Non, tu cherches dans l’indicateur ! Eh ! ben, alors !…

Julie - Mais alors, ce petit ?… (Se levant et ramassant son seau au passage.) Tu ne l’as pas aidé ? tu l’as laissé dans le pétrin ?

Follavoine - Bé dame ! Comment veux-tu ? C’est-à-dire que j’ai pris un air profond, renseigné ; celui du monsieur qui pourrait répondre mais qui ne veut pas parler et je lui dit: « Mon enfant, si c’est moi qui te montre, tu n’as pas le mérite de l’effort ; essaye de trouver, et si tu n’y arrives pas, alors je t’indiquerai. »

Julie (près de Follavoine, à gauche de la table) - Oui, va-z’y voir !

Follavoine - Je suis sorti de sa chambre avec un air détaché ; et aussitôt la porte refermée, je me suis précipité sur ce dictionnaire, persuadé que j’allais trouver ! Ah ! bien, oui, je t’en fiche ! Nibe.

Julie (qui ne comprend pas) - Nibe ?

Follavoine - Enfin ! rien !

Julie (incrédule) - Dans le dictionnaire ? (Elle pose son seau par terre à gauche de la table et, écartant son mari pour examiner le dictionnaire à sa place.) Allons, voyons ! voyons !…

Follavoine (descendant par l’extrême droite) - Oh ! tu peux regarder !… Non ! Vraiment, tu devrais bien dire à mademoiselle de ne pas farcir la cervelle de ce petit avec des choses que les grandes personnes elles-mêmes ignorent… et qu’on ne trouve seulement pas dans le dictionnaire.

Julie (qui s’est assise et depuis un instant a les yeux.fixés sur la page ouverte du dictionnaire) - Ah ça ! mais !… mais !…

Follavoine - Quoi ?

Julie - C’est dans les Z que tu as cherché ça ?

Follavoine (un peu interloqué) - Hein ?… mais… oui…

Julie (haussant les épaules avec pitié) - Dans les Z, les Hébrides ? Ah ! bien, je te crois que tu n’as pas pu trouver.

Follavoine - Quoi ? C’est pas dans les Z ? (Il contourne la table et remonte (n° 1) près de Julie.)

Julie (tout en feuilletant rapidement le dictionnaire) - Il me demande si c’est dans les Z !

Follavoine - C’est dans quoi alors ?

Julie (s’arrêtant à une page du dictionnaire) - Ah ! porcelainier, va !… Tiens, tu vas voir comme c’est dans les Z. (Parcourant la colonne des mots.) Euh !… « Ebraser, Ebre, Ebrécher… » C’est dans les E, voyons ! «… Ébriété, ébroîcien, ébro… » (Interloquée.) Tiens comment ça se fait ?

Follavoine - Quoi ?

Julie - Ça n’y est pas !

Follavoine (dégageant vers la gauche et sur un ton triomphant) - Ah ! ah ! Je ne suis pas fâché !… Toi qui veux toujours en savoir plus que les autres !…

Julie (décontenancée) - Je ne comprends pas : ça devrait être entre « ébrécher » et « ébriété »,

Follavoine (sur un ton rageur) - Quand je te dis qu’on ne trouve rien dans ce dictionnaire ! Tu peux chercher les mots par une lettre ou par une autre, c’est le même prix ! On ne trouve que des mots dont on n’a pas besoin !

Julie (les yeux fixés sur le dictionnaire) - C’est curieux !

Follavoine (s’asseyant sur le canapé et sur un ton pincé) - Tout de même, je vois que la « porcelainière » peut aller de pair avec le « porcelainier ».

Julie (sèchement) - En tout cas j’ai cherché dans les E ; c’est plus logique que dans les Z.

Follavoine (haussant les épaules) - Ah ! la, la ! « plus logique que dans les Z » ! pourquoi pas aussi dans les H ?

Julie (vexée) - « Dans les H… dans les H… » ! Qu’est-ce que ça veut dire ça, « dans les H » !… (Changeant insensiblement de ton.) Mais, au fait… dans les H… pourquoi pas ?… mais oui : « Hébrides… Hébrides », il me semble bien que ?… oui ! (Elle s’est précipitée sur le dictionnaire qu’elle feuillette d’une main fébrile.) H !… H… H…

Follavoine (la singeant) - Quoi, « achachache » ?

Julie (parcourt rapidement la colonne des mots) - «Hèbre, Hébreu, Hébrides» ! (Triomphante.) Mais oui, voilà: « Hébrides», ça y est !

Follavoine (se précipitant vers sa femme) - Tu l’as trouvé ? (Dans son mouvement, il est allé donner du pied contre le seau qu’il n’a pas vu. Avec rage.) Ah ! là, voyons ! (Il ramasse le seau et ne sachant où le mettre, le pose sur le coin gauche de la table. Il reste ainsi les deux avant-bras appuyés sur le couvercle du seau.)

Julie - En plein : « Hébrides, îles qui bordent l’Ecosse au nord. »

Follavoine (dégageant vers la gauche, et radieux, comme si c’était lui qui avait trouvé) - Eh ! bien, voilà !

Julie - Ah ! et puis encore : « Nouvelles-Hébrides, îles de la Mélanésie. »

Follavoine (sur le même ton) - « Mélanésie », voilà ! C’est bien ça ! Tout à l’heure nous n’avions pas d’Hébrides du tout et maintenant nous en avons trop ! Voilà ! c’est l’éternelle histoire ! C’est la vie !

Julie - Oui, mais lesquelles lui faut-il, maintenant, à ce petit !

Follavoine (à la « je m’en fiche) - Oh ! ben ça, ça m’est égal ! Il choisira celles qu’il voudra ! On avait besoin d’Hébrides ; on en a, c’est l’essentiel ! S’il y en a trop, on en laissera !

Julie - Et dire qu’on cherchait dans les « E », dans les « Z »…

Follavoine (se laissant tomber sur le canapé) - On aurait pu chercher longtemps !

Julie (se levant et passant son bras dans l’anse de son seau pour l’emporter) - Et c’était dans les « H » !

Follavoine (avec un aplomb touchant à l’inconscience) - Qu’est-ce que je disais !

Julie (ahurie de son toupet, se retourne vers lui puis) - Comment, « ce que tu disais ? »

Follavoine (le plus calme du monde) - Eh ! ben, oui, quoi ? C’est peut-être pas moi qui ai dit: « pourquoi pas dans les H ? »

Julie - Pardon ! Tu l’as dit !… tu l’as dit… ironiquement.

Follavoine (se levant et allant à elle) - Ironiquement ! En quoi ça, ironiquement ?

Julie - Absolument ! pour te moquer de moi: (Contrefaisant sa voix.) « Ah ! pourquoi pas aussi dans les H » ? (Elle passe au n° 1.)

Follavoine - Ah ! bien, non, tu sais !…

Julie - C’est moi alors qui subitement ai eu comme la vision du mot.

Follavoine (gagnant la droite au-dessus de la table) - « Comme la vision du mot » ! Cette mauvaise foi des femmes ! Je te dis : « Pourquoi pas dans les H ? » alors tu sautes là-dessus, tu fais : « Au fait oui, dans les H, pourquoi pas ? » Et tu appelles ça : « avoir la vision du mot » ? Ah ! bien, c’est commode !

Julie (furieuse, allant jusqu’au coin gauche de la table sur laquelle elle pose son seau) - Oh ! c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! quand c’est moi qui ai cherché dedans !

Follavoine (descendant par la droite de la table. Sur un ton persifleur) - Oui, dans les E !

Julie - Dans les E… dans les E d’abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les...

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