Alice traverse la scène de jardin à cour en lisant une lettre. Elle semble sous le choc d’une mauvaise nouvelle.

Alice - Mon dieu ! Mon dieu, c’est pas vrai, c’est pas possible…

Elle sort à cour. A peine est-elle sortie que Solange fait irruption, un peignoir sur le bras.

Solange - Tu m’as appelée, Alice ?

Alice (off) - Non, maman ! Ça va ! Tout va bien !

La porte d’entrée s’ouvre. Sylvie apparaît, un sac de voyage à la main.

Solange - Ah ! te voilà, toi ! (Sylvie fait demi-tour.) Où vas-tu ?

Sylvie - Bonjour l’accueil !

Solange - Trois semaines sans nouvelles et tu voudrais que je t’accueille avec des banderoles de bienvenue ? Il n’y a pas de services postaux à New York ?

Sylvie - Je t’ai appelée tous les jours.

Solange - Tu m’as appelée quatorze fois. Sur vingt et un jours, ça ne fait pas un appel par jour, tu m’excuseras.

Sylvie - T’as reçu du monde ?

Solange - Ta sœur.

Sylvie - Alice est là ?

Solange - Avec Bernard.

Sylvie - Ah ! je me disais que ça sentait bizarre, aussi !

Solange - Sois gentille, Sylvie, s’il te plaît ! Et commence par m’embrasser… (Elle serre sa fille dans ses bras.)

Sylvie - Tu m’étouffes, maman !

Solange - Plains-toi ! Quand tu penses à tous ces orphelins qui manquent d’amour !

Sylvie - Elle va rester longtemps, l’autre ?

Solange - Ne parle pas comme ça de ta sœur. Ils ont des problèmes de chauffage et, avec le petit, il fallait bien que je les héberge. On ne laisse pas un bébé dans une maison pas chauffée.

Sylvie - Ah ! parce que le petit est là aussi ?

Solange - Oui, ils n’en voulaient pas à la consigne de la gare… Evidemment qu’Oscar est là !

Sylvie - Je croyais qu’il s’appelait Bertrand… Adieu les bonnes nuits de sommeil. Bon, je vais dans ma chambre.

Solange - Ta chambre est occupée.

Sylvie - Comment ça, « occupée » ?

Solange - Ils sont trois, Sylvie ! Je n’allais pas les mettre dans le bureau de ton père !

Sylvie - Pourquoi pas ?

Solange - Parce que c’est trop petit et que… je ne voudrais pas que ton père voit Bernard dans sa pièce préférée.

Sylvie - Là où il est, papa, il ne voit plus grand-chose.

Solange - D’abord, tu n’en sais rien… et dans le doute, je préfère éviter.

Sylvie - Et pourquoi ils ne prennent pas l’ancienne chambre d’Alice ?

Solange - Mais ma petite chérie, il me faudrait trois jours pour débarrasser tout ce que j’y ai entassé ! Bon, il y a un lit de camp derrière l’armoire. Je t’apporterai un duvet. (Bernard arrive de la chambre. Il porte un peignoir.) Ah, Bernard ! Tout va bien ?

Bernard - Oui, oui. Tiens, salut Sylvie ! C’était bien les States ?

Sylvie sort sans répondre. Solange tend le peignoir qu’elle porte à Bernard.

Solange - Tenez Bernard. Je préfère que vous mettiez ce peignoir.

Bernard - Ah bon ?

Solange - Oui, celui-ci est à mon mari… vous comprenez… Tenez.

Il enfile le peignoir à fleurs de Solange.

Bernard - Eh ben voilà ! Je savais bien qu’il me manquait une petite touche d’élégance !

Solange - A propos d’élégance, je tiens à vous dire qu’il est inutile de lorgner sur les costumes de feu mon mari.

Bernard - Vous parlez des vieilleries qui se trouvent dans la chambre du fond ?

Solange - Ce ne sont pas des vieilleries. Ce sont des souvenirs auxquels je tiens. D’ailleurs, il en est de même des bouteilles qui sont dans la commode. Interdiction formelle d’y toucher. Je préfère vous prévenir.

Bernard - Ceci dit, elles seraient mieux dans une cave. C’est meilleur pour le vin.

Solange - Ça n’a aucune importance. Personne ne les boira jamais. (Haussant le ton.) Jamais ! Vous entendez ?

Bernard - Pour pas entendre, faudrait être sourd.

Solange - A ce propos… cette nuit, j’ai entendu des gémissements en provenance de votre chambre.

Bernard - Ah bon ?

Solange - J’espère que vous ne… Vous voyez ce que je veux dire ?

Bernard - Non.

Solange - J’espère que vous ne faites pas la chose devant Oscar.

Bernard - Il a trois semaines. Il est encore un peu dans le coaltar comme qui dirait et je ne suis pas sûr qu’il fasse vraiment la différence entre « la chose », comme vous dites, et un sandwich merguez.

Solange - Vous ne savez pas ce qu’un enfant de cet âge est capable de mémoriser. C’est comme ça que l’on fabrique les troubles psychiques, mon cher Bernard.

Bernard - Ecoutez, belle-maman, je suis un père moderne. Vous bilez pas.

Solange - Il est beau le père moderne !

Bernard - Je peux prendre mon café ?

Solange - Oui. Tâchez de ne pas découper le beurre n’importe comment, vous me ferez plaisir. Elle lui donne le sein ?

Bernard - Je crois qu’elle a fini.

Solange - Très bien. Je vais pouvoir le changer.

Solange sort. Bernard s’assoit et touille son café en soupirant et en beurrant ses tartines. Sylvie revient. Elle se sert un café et s’assoit face à Bernard dans un grand silence.

Sylvie - Tu veux du café ?

Bernard - Ah ! tu m’as fait peur ! Tout à l’heure, quand tu ne m’as pas répondu, je me suis dit : « Ça y est. Trois semaines à New York et elle a perdu sa langue maternelle. » Comme Jean-Claude Van Damme !

Sylvie - Ça me manquait presque, cet humour raffiné… Ça s’est passé comment l’accouchement ?

Bernard - Pas trop mal. Enfin, pour moi. Pour Alice, c’était plus pénible.

Sylvie - Je me doute. T’y as assisté ?

Bernard - Oui, bien sûr.

Sylvie - Ça t’a pas choqué ?

Bernard - Choqué ? Pourquoi ? Non. J’étais fasciné. Quand j’ai vu sa petite frimousse, j’ai fondu de partout. J’ai dû perdre dix kilos d’un coup. Pendant que je le regardais venir au monde, j’avais l’impression de renaître moi-même… en tant que père. Tu vois ce que je veux dire ?

Sylvie - Et t’as participé ?

Bernard - Tu parles ! Pendant les cours de préparation, ils te font tout un speech sur l’importance de la présence du père, que le père peut aider la mère, tatati, tatata. T’as l’impression d’avoir un tas de trucs à faire et, une fois dans le feu de l’action, personne te demande rien et t’as même carrément l’impression d’être l’invité de dernière minute que personne n’attendait.

Sylvie - C’est déjà bien d’avoir été là. Il paraît qu’il y a des pères qui tombent dans les pommes.

Bernard - Il paraît.

Silence.

Sylvie - Et ton boulot ?

Bernard - Je suis en congé paternité.

Sylvie - Et c’est combien de temps, les congés paternité ?

Bernard - Onze jours. C’est pas beaucoup.

Sylvie - C’est déjà pas mal. Vous restez ici pendant onze jours ?

Bernard - Voire plus. Il y a tout le système de chauffage à refaire à la maison. Ça peut prendre deux semaines. Pour ça, le chauffage par le sol, c’est une galère.

Sylvie - A qui le dis-tu !

Bernard - Tu connais le chauffage par le sol, toi ?

Sylvie - Ouais, ouais, j’adore ça…

Solange revient avec le bébé dans les bras.

Solange - Voilà le petit prince qui est tout propre et qui a bien mangé et qui va faire son gros dodo. (Sylvie s’approche pour voir le bébé.) Regarde qui vient te voir, mon bébé ! C’est tata Sylvie !

Sylvie - Ah non, m’appelle pas tata ! C’est horrible !

Solange - Je ne vais pas t’appeler tonton ! Ça va te faire du bien d’être tante, ma chérie.

Sylvie - Il est mignon, hein ?

Solange - Tu ne trouves pas que c’est le portrait craché de sa mère ?

Sylvie - Non.

Solange - Regarde ! Son petit nez et ses grands yeux !

Sylvie - Mouais… Je trouve qu’il a la bouche à Bernard.

Solange - Ah non ! Pas du tout. Ça, c’est la bouche de ton père. Dieu merci.

Bernard - Dites tout de suite que je ressemble à rien !

Sylvie - Toi t’es l’aîné dans ta famille, non ?

Bernard - Oui, pourquoi ?

Sylvie - Ça ne m’étonne pas. Les premiers-nés sont souvent des prototypes.

Solange - C’est incroyable… Tu as vu comme il est vif ? Il est très en avance. Il en est déjà au stade de l’objectivité. C’est très précoce, à trois semaines.

Sylvie - Oui, enfin, il suit la lumière, quoi.

Solange - Tu as vu ? C’est incroyable !

Sylvie - Je sais pas. Les moustiques en font autant, non ?

Solange - Ce que tu peux être négative, ma pauvre Sylvie !

Alice arrive et aperçoit sa sœur.

Alice - Oh, Sylvie ! T’es là depuis longtemps, ma chérie ?

Sylvie - Vingt-neuf ans, pourquoi ?

Alice - T’es bête ! Je suis contente de te voir.

Alice embrasse sa sœur en la serrant.

Sylvie - Tu m’étrangles.

Alice - C’était bien New York ?

Sylvie - Super ! Il y a une ambiance de folie là-bas…

Alice - Alors ? Tu le trouves comment ton petit-neveu ?

Sylvie - Tout fripé.

Solange - Oh !

Bernard - T’y es pas fripée, toi ?

Sylvie - Je plaisante, il est adorable. Bon, je suppose que je ne vous suis pas indispensable, alors je vais aller installer ma chambre dans le bureau de papa.

Alice - Je suis désolée, Sylvie. On te dérange. Alors, raconte ! C’était comment New York ?

Sylvie - C’est trop génial. C’est une ville de folie. Je me suis fait une boîte différente tous les soirs. T’imagines ? Ben non, tu ne peux pas imaginer, toi. Avec ton gosse, évidemment, t’es couchée à neuf heures tous les soirs.

Sylvie sort en ricanant et va dans la chambre d’Alice et Bernard.

Bernard - C’est sûr ! Les voyages, on peut oublier, maintenant.

Alice - Dis que tu regrettes…

Bernard - J’ai pas dit ça.

Alice - Je ne sais pas, t’as l’air de regretter.

Bernard - Pas du tout. Je dis juste que les voyages, c’est fini avant longtemps.

Alice - Sous-entendu à cause du petit.

Bernard - Oui, évidemment, mais je ne m’en plains pas.

Alice - On dirait.

Bernard - Arrête, Alice, s’il te plaît !

Solange - Je vais coucher le petit, sinon Bernard va le réveiller.

Bernard - C’est pas moi qui crie !

Solange - Non, mais vous avez une grosse voix. C’est ça qui gêne.

Alice - Laisse, maman, je vais le coucher.

Solange - Non, non. Reste et fais la paix avec ton mari. C’est important qu’Oscar ait des parents qui s’entendent. Viens mon bébé. Allons nous coucher pour faire de beaux rêves.

Solange sort avec Oscar. Alice s’effondre dans le canapé. Bernard s’assoit à ses côtés.

Bernard - Tu es fatiguée, ma puce ? Je pourrais lui donner le biberon de temps en temps pour te relayer.

Alice - Et remplacer mon lait riche et complet par leur poudre lyophilisée ? Jamais de la vie.

Bernard - Je dis ça, c’est pour toi…

Alice - Bernard, j’ai fait une grosse bêtise.

Bernard - Me dis pas que t’as encore perdu ta carte bleue ?

Alice - Pire !

Bernard - T’as perdu la mienne !

Alice - Non, j’ai été dans mon ancienne chambre…

Bernard - La brocante de ta mère ! Et alors ?

Alice - Je regardais les costumes de mon père et puis, je ne sais pas ce qui m’a pris, je n’ai pas pu m’empêcher de mettre mes mains dans ses poches.

Bernard - C’est pas une bêtise, ça. C’est une indiscrétion.

Alice - Sauf que j’y ai trouvé ça. C’est une lettre. (Elle donne la lettre.)

Bernard - Oui. C’est une lettre.

Alice - Eh bien, lis-la !

Bernard la lit.

Bernard - « Je t’imagine derrière les volets clos, m’observant sans un mot. Tes mains rallument mon foyer touffu. (Il jette un œil coquin à sa femme) Mais si je garde sous mes draps l’odeur de ta peau, je ne suis que la femme de trop. » Signé : Camille. Ouh, ça sent le soufre, ça !

Alice - Si maman apprend que papa l’a trompée, ça va la tuer. Si je la remets à sa place, elle risque de la trouver un jour. Je ne sais pas quoi faire.

Bernard - Mange-la !… Je plaisante ! Moi, à ta place, je lui donnerais.

Alice - Tu veux la tuer ou quoi ?

Sylvie entre les bras chargés de peluches et va dans le bureau. Alice et Bernard la regardent passer avec un sourire affable.

Bernard - C’est bon d’avoir des amis fidèles !

Sylvie - Je t’emmerde !

Sylvie disparaît dans le bureau.

Bernard - Pourquoi tu ne la donnes pas à ta sœur, cette lettre ? Elle saurait lui dire, à ta mère. « Tiens, maman. Papa te cocufiait, voilà la preuve. » Paf !… Clair, concis, efficace, et tu t’en laves les mains.

Alice - Arrête de plaisanter. Tu ne vois pas que ça m’angoisse ?

Bernard - Oh, c’est une vieille histoire. Il y a prescription.

Alice - En tout cas, tu n’en parles à personne. Tu me promets ?

Bernard - D’accord. Promis. Bon, on ne va pas s’engueuler pour ça… Embrasse-moi. Allez, détends-toi un peu et embrasse-moi. Allez, fais pas ta bouche d’huître ! (Bernard chahute gentiment Alice et finit par la faire sourire.) Toi, va falloir que je m’occupe de ton foyer touffu un de ces jours, ma coquine.

Alice - Tu rêves !

Bernard - T’appelles...

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