Duel à Londres

Le 9 avril 1787, les deux personnages les plus extraordinaires du Siècle des Lumières s’affrontent dans un duel mondain. Le Chevalier d’Eon, espion, diplomate, écrivain, successivement homme et femme. Le Chevalier de Saint-Gorge, fils de planteur blanc et d’esclave noire, violoniste et compositeur virtuose, doté de toutes les grâces artistiques, intellectuelles et physiques. Victimes, l’un du sexisme, l’autre du racisme, ils affrontent des problématiques plus contemporaines que jamais…

 

La scène se déroule à Londres, Carlton House, puis dans la maison de la Chevalière, Brewer Street, le 9 avril 1787

 

 

 

ANGELO

Chevalière, Chevalier, veuillez prendre place.
(Les combattants se saluent.)

En garde. Prêts ? Allez !

STG

A vous, Madame, l’honneur du premier assaut !

EON
Mademoiselle, s’il vous plait… Votre courtoisie me tend un piège, Chevalier, mais je vous remercie quand même… J’ai déjà pu apprécier votre légendaire habileté. Je sais que le maître Angelo vous appelle « le dieu des armes. »

STG
Le Maître Angelo pratique volontiers l‘euphémisme… son origine italienne… Moi, je n’ignore pas que votre réputation ne le cède en rien à la mienne.
EON

Allons, nous ne sommes pas là pour faire assaut de modestie, mais assaut de fer.
STG
Quand vous voudrez. Je suis votre serviteur…

EON
Et moi, votre servante…

(Ils se mettent en position ; premier assaut ; Eon touche ; l’assistance se réjouit.)

Celle-ci est pour moi, foutu dieu ! Mais je suis certaine que je la dois à votre galanterie…
STG
Vous vous sous-estimez, Mademoiselle ! Tout le mérite vous revient.

EON
L’esquive était aisée… surtout pour un champion tel que vous.

STG
Je n’ai pas su la trouver. J’étais ébloui par vos charmes…

EON

Allons, Chevalier ! Pas entre nous !

STG
Sans doute serai-je plus heureux cette fois…

ANGELO

En garde. Prêts ? Allez !

STG
Eh bien, parez ce coup !

EON (elle pare.)

A votre tour de me sous-estimer !

STG
Que dites-vous de celui-ci ? (il touche ; désappointement de l’assistance.)

EON
Ah, foutre ! Je m’incline !

(Les deux reprennent leur souffle.)

STG
Comme je m’incline devant vos attraits… si piquants. Mais je suis certain que votre revanche ne tardera pas.

EON
Trêve de galanterie. Nous sommes entre soldats.
STG
Vous, sans doute, comme en atteste l’ordre de Saint Louis qui orne votre charmante poitrine. Moi, je ne suis qu’un combattant d’estrade. Et encore, l’archet à la main…
EON
On dit que vous excellez aussi aux escarmouches d’alcôve…
STG
Pour vous servir, Mademoiselle. Si tel est votre désir, naturellement.

EON
Jamais personne ne me força à quoi que ce soit. Sinon le Roi de France, et encore pour le service de l’Etat.

STG
Je reconnais là votre noble cœur. Mais nous ne sommes pas devant sa Majesté Louis, mais bien devant le Prince de Galles… qui semble former des vœux pour votre victoire… comme une bonne partie de la noble assistance.

ANGELO

Mademoiselle et Monsieur, reprenons. Une touche partout.
En garde. Prêts ? Allez !

(La passe est silencieuse, chacun se concentre sur son escrime… ou sur ses pensées ; Eon touche ; applaudissements.)

ANGELO
La Chevalière touche. Deux marques à une.

En garde. Prêts ? Allez !
STG (à part)

La courtoisie voudrait que je me laisse vaincre. La diplomatie, je n’en sais trop rien. Monsieur de Beaumarchais m’a prévenu que d’Eon était mêlée aux affaires de la diplomatie. En bien et en mal, m’a-t-il dit, mais en ce moment, plutôt pour le mal… Quelle confiance peut-on faire à ce Beaumarchais - le personnage se complait dans le mystère, avec une certaine suffisance, pour dire le vrai.

La Chevalière ne manque pas d’assurance, non plus, et si je dis qu’elle en a pour deux, c’est pour le Chevalier qu’elle fut également…
Quant à moi, je n’ai rien à cacher. Ma couleur suffit, elle parle pour moi.

EON (à part)

Foutre dieu, je veux gagner. J’ai infiniment d’estime pour Monsieur de Saint-George. Nous avons parfois croisé le fer… il y a peu encore chez le maître Angelo. Je sais qu’il est le meilleur escrimeur d’Europe. Mais je ne suis pas maladroite non plus. L’histoire est pleine d’exemples où le faible a triomphé du fort. Où l’Amazone a vaincu le héros mâle. Je suis plus âgée et mon bras est plus court… mais l’Amazone m’inspire et je veux gagner pour mon sexe. Pour mon état. Et pour le peuple anglais et son prince qui m’accueillent avec tant de sympathie.

STG (à part)

Parons d’abord ce coup. Elle se bat comme un homme, mais j’ai connu d’autres escrimeuses de première force. Et puis elle jure comme un soudard, ce qui manque de féminité pour quelqu’un qui porte robe comme nous la voyons. Cela étant, je ne sache pas qu’on ait médit de ses mœurs, tant homme que femme…
EON (à part)

Il faut que je passe sous ce bras redoutable. S’il me tient à distance, je ne saurai vaincre. Or il le faut, sinon pour ma gloire, du moins pour cette assemblée. Je ne sais si on m’y estime plus qu’on ne m’y méprise. Mais on m’y tient pour Anglaise d’adoption, en tout cas pour une hôte de prix fuyant l’ennemi héréditaire. Et plus d’un serait choqué qu’un fils d’esclave triomphât devant tous. Beaucoup ont misé sur moi, non pour ma force d’escrimeuse, mais parce qu’un Nègre ne saurait en imposer à une dame noble.

STG (à part)
Parons encore. Je connais d’Eon, un coup en masque toujours un autre, comme un sexe se complique de l’autre. Se complète ? La diplomatie fut son emploi, et auprès des plus grandes cours d’Europe. On l’a dite ministre, on l’a dite espionne… Cela révèle une certain tournure d’esprit. Et le bras obéit à l’esprit, même dans le noble art de l’escrime. (Eon lance une attaque.) Voici le premier coup. Voyons le suivant. Quelle vivacité pour son âge ! Mais qui connaît l’âge de la Chevalière ? Et quand elle se présentait comme Chevalier ?
Bon, peut-être devrais-je attaquer un peu ? Je sais que quelques-uns ont parié sur moi… des insensés, sans doute. Ou des naïfs. A moi de leur en donner, sinon pour leur argent, du moins pour leurs illusions. Et pour leur inestimable manque de préjugé…
EON
J’ai bien cru l’avoir avec ce coup. Mais c’est vraiment un maître. En même temps, il sait les enjeux de cette représentation - car nous nous offrons en spectacle, il ne peut l’ignorer, lui qui donne concerts et opéras. On nous paie pour cela, en guinées et surtout en réputation - et même pour ce qui me regarde, en position dans la société. Beaucoup ont parié - les Anglais parient sans cesse, sur tout et rien, et même sur n’importe quoi. Incorrigibles quand il s’agit de s’en remettre au hasard en croyant se fier à la raison...

STG
Ferraillons un peu pour amuser l’honorable société ( il le fait, s’efforçant de la tenir à distance).
EON
Je dois triompher pour le prince de Galles qui m’honore de son amitié - enfin, il aime bien mes histoires, bien qu’il ne les croie pas toujours, ce en quoi il a tort… enfin, pas toujours… il y a toujours eu du vrai dans mes rêveries et beaucoup de féérie dans ma vérité. Quoi qu’il en soit, il n’ignore pas la rumeur sur moi et sa royale mère, et il ne m’en tient pas rigueur. Comment la Chevalière d’Eon aurait-elle pu connaître bibliquement la Reine d’Angleterre ? Non, mon Prince, je peux me vanter de n’avoir jamais procréé… ni avec une femme, ni avec un homme.
STG

Je vois bien que le Prince souhaite ma défaite. La vérité m’oblige à dire que sa compagne me regarde d’un œil plus tendre… Dois-je m’offenser que ma couleur semble provoquer chez les dames de la plus haute noblesse une sorte de frémissement… comment dire… qui leur paraîtrait coupable pour un visage pâle ? J’ai bien vu que certains désirs aiment à jouer avec l’idée du péché, car c’est pécher de désirer un Nègre, bien sûr ! Je ne me formalise pas, moi, de leur blancheur…
EON
… et à Londres, ma situation ne tient qu’au fil de ma lame. Et à la curiosité des parieurs. Il s’est créé des sociétés pour miser sur mon sexe. Des sommes considérables… On m’a dit, jusqu’à cent mille livres sterling, le prix d’une belle propriété… J’ai dû menacer de rosser les plus acharnés… Il y a dix ans, leur justice m’a débouté, quand je réclamais qu’on cessât de me persécuter. La justice anglaise ne résiste pas à une imposture de cent mille livres, et les deux camps continuent à parier…
Je dois bien reconnaître que souvent, j’hésite moi-même sur celui auquel je me rallierais, si j’étais à leur place.

STG
J’ai entendu la rumeur qui court Londres. La Chevalière serait un Chevalier, suffisamment en tout cas pour avoir été le vrai père du Prince de Galles. Il ne serait devenu femme que pour éviter à la reine Charlotte la honte de l’adultère… et au prince George de douter de sa naissance. Voilà au moins une inquiétude qui ne me menace pas : si peu prince que je sois, je porte le nom de mon vrai père et la couleur de ma vraie mère. Quant à ceux qui trouveraient à redire, la honte est pour eux et non pour moi.
EON
… ma position ne tient qu’à l’amitié du Prince et de sa majesté la Reine. Elle n’a pas oublié nos jeux enfantins et ses confidences de jeune fille à la cour de Strelitz, où je la rencontrai sur le chemin de la Russie. Elle ne m’a connue que sous les habits de femme. La carrière du mulâtre ne tient-elle pas de même à l’affection d’une reine ?

STG
Le mulâtre a-t-il le droit de triompher d’une peau blanche ? Qu’elle soit virile ou mulièbre ? Pour l’avoir fait mille fois, au point que personne n’ose me défier, il faut pourtant que cela me soit toujours opposé. Certes, la couleur de la peau n’est d’aucune conséquence dans une salle d’armes. Surtout depuis que mon vieux maître La Boëssière, mon autre père, a inventé le masque que nous portons pendant les assauts. Mais elle oblige. Il faut se montrer l’égal de celui qu’un certain ordre terrestre estime supérieur. Pourtant, jamais il ne fut écrit que les anges avaient la peau claire…
EON
Cela semblera étrange de parler de l’affection d’une Reine très-blanche et très-chrétienne pour un sang-mêlé, né d’une sauvage élevée dans les superstitions de l’Afrique. Mais il n’y a pas d’esclave en France, contrairement aux îles d’Amérique. Un ancien roi l’a interdit il y a des siècles. Et Saint-George n’est pas qu’un fils d’esclave, il est aussi un fils de maître. Il est autant un Blanc déguisé en noir qu’un Noir maquillé de blanc, et qu’avons-nous à y redire, nous bons chrétiens, pour qui tous les hommes sont frères et égaux en dignité… Bon, peut-être pas les femmes autant que les hommes. En ce qui regarde le sexe, je suis aussi une sorte de mulâtre !

Cela étant, même ceux qui médisent le plus de sa couleur sont sans doute vexés qu’un demi-Nègre les surpasse de bien des manières. Et avec cela, bel homme ! Ne devrait-il pas toucher mon cœur de femme ? Que mon cœur d’homme au moins, lui offre un vaillant défi… Si j’essayais la botte de mon vieux maître ? Il y a si longtemps que je ne l’ai tentée, elle est subtile et difficile à porter.

(Eon se fend, prend le fer, mouvement du poignet, esquive et touche ; applaudissements chaleureux du public.)

ANGELO

Trois touches à une en faveur de la Chevalière.
En garde. Prêts ? Allez !

STG
Je dois la laisser gagner, c’est une affaire entendue. Je le dois à l’âge et au sexe. Peut-être le devrais-je aussi au royaume, du diable si je me souviens pour quelle raison. Tant pis pour les parieurs qui m’ont fait l’honneur de miser sur moi. Comme je crains que leur motif n’était pas d’honorer un mulâtre, mais de parier sur le plus fort, je me dispenserai de les plaindre. Quant à l’honneur, j’ignore si un sujet du roi d’Angleterre songerait à en prêter à quelqu’un de ma sorte - sans doute pas davantage que ne le ferait un sujet du roi de France.
EON
A la Cour, on l’appelle le Nègre de la Reine. On m’a assuré qu’elle l’adore… et il le mérite, ne serait-ce que par sa virtuosité au violon, à l’épée, à l’équitation, la danse et mille autres sujets. Sans parler de son charme naturel, auquel on ne saurait résister, si on a la sensibilité délicate d’une noble personne du sexe. Moi-même, malgré mon âge…

STG
Parons toujours ce coup médiocre - peu digne de l’art de la Chevalière… et du mien. Il serait bon qu’elle se montre un peu plus brillante, ne serait-ce que pour sauvegarder mon amour-propre, auquel j’ai la faiblesse de tenir… On a beau ignorer son âge réel, on sait qu’il est certain, peut-être même avancé. Plus en tout cas que sa physionomie encore bien fraîche ne le trahit. Et son sexe… pour moi, je n’en sais rien. Et si je le savais ?
Mais la Chevalière le sait-elle elle-même ?
Rien de cette étonnante belluaire n’est avéré. Quant à son sexe, c’est la première chose dont on entretient un Français quand il débarque à Londres, comme si son mystère représentait tout le génie de notre peuple… Peste, je suis touché ! Je ne m’attendais pas à ce coup-là !

EON
Chevalier, vous m’avez mésestimée. Ce petit coup n’était que pour amener le suivant.

STG
Bien joué. Je m’incline. Il faudra que vous m’appreniez cette botte, fort originale, ma foi.

EON
Avec grand plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on peut apprendre à un maître.

ANGELO
Le point est pour la Chevalière. Quatre touches à une.

Je conseillerai une pause pour que les combattants se désaltèrent… ainsi que la noble assemblée.

(Les combattants s’épongent le visage ; on apporte des verres ; champagne pour tout le monde.)

EON
Faute d’émouvoir la Reine, j’aurai au moins touché son Nègre. Il faut l’avouer, il est terriblement séduisant, je comprends sa Majesté. Ne pourrais-je moi-même me compter parmi ses victimes, qu’on dit nombreuses et du meilleur monde ? Dans l’art d’aimer, je ne doute pas qu’il me surpasse de beaucoup, car si on me prête bien des conquêtes dans les deux sexes, c’est dans l’idée plutôt que dans les actes. Et certes pas dans l’acte même, qui m’a toujours répugné.

Ce que j’ai toujours cru être, je ne le partage avec aucune créature de ce monde. Si je suis sûre d’une chose, c’est que mon corps ne me contient pas tout entier (( ou : entière ?)).

(Les deux adversaires trinquent ; le maître Angelo se joint à eux ; réactions diverses dans l’assistance, brouhaha…)

ANGELO

Mademoiselle, Monsieur, je suis très satisfait de ce combat. Non seulement vous faites honneur à mon enseignement, mais certains de vos échanges méritent d’entrer dans les annales. Continuez de même…

STG
Il est vrai, Chevalière, que vous me mettez vraiment en difficulté. Souffrez que je vous félicite.
EON
Chevalier, je ne méconnais pas ce que mon talent doit à votre courtoisie.

STG
Ne soyez pas modeste. Vous entendez ce que dit Angelo.
EON
Disons que mon savoir doit beaucoup au désir de vous plaire, Chevalier ! Et pas seulement de vous toucher. Et puis, nous avons un public. Des témoins de qualité. Il est de mon devoir de leur montrer que le talent est français.

STG
Je n’ignore pas votre grand attachement au Prince de Galles. Ni que sa majesté la reine Charlotte vous estime plus encore que la Reine de France ne m’apprécie !

EON

J’ai connu la Reine alors qu’elle n’était qu’une enfant, ceci dit afin que rien ne subsiste dans votre esprit de ces viles calomnies… Quant au Prince, je l’estime beaucoup et je crois qu’il a un peu d’amitié pour moi, je l’intrigue et je l’amuse. Et comme il est l’homme le plus libre d’Angleterre de même que je me flatte d’être la femme la plus libre de France, nous nous comprenons souvent… autant que peuvent se comprendre son sexe et le mien.
STG
Ne jase-t-on pas au sujet de vos relations avec la Couronne ?
EON
C’est inévitable quand on s’approche si peu que ce soit du pouvoir suprême et de son mystère. Encore, je trouve qu’on est moins médisant de ce côté de la Manche. Mais les rumeurs y sont plus durables qu’à Versailles, où la dernière a tôt fait de faire oublier la précédente.
STG
Les courtisans anglais ont peut-être l’esprit moins affuté que les nôtres… J’aime à croire que les gens comme nous ont moins à souffrir leur impertinence - si vous me permettez de considérer que nous sommes tous deux une assez notable étrangeté dans le monde où nous vivons.
EON
Oui, je me sens mieux ici, bien que mon pays me manque. Mais le public est moins changeant - il n’est pas prêt à tout oublier d’hier pour mieux se vouer aux chimères de demain. Il est aussi plus difficile à détromper de ses erreurs, hélas. Sachez que cela fait des lustres qu’on me poursuit de toutes les manières pour s’assurer de ma nature. Ce n’est pas pour rien qu’on déplore l’entêtement natif des Anglo-saxons…
STG
Du moins, risquez-vous moins ici l’ingratitude.

EON

En vérité, je souffre surtout que mon pays refuse de me rappeler. Retrouver les miens, ma terre… et aussi certaine atmosphère de légèreté gracieuse que nous autres Français savons mieux que personne susciter autour de nos faiblesses… même les pires… et qui fait beaucoup pardonner de nos inconséquences…
STG
Oublieriez-vous l’ingratitude et la versatilité d’un public qui se détourne de vous pour un mot cruel ou pour une plume de travers à son chapeau ? Du moins ici, sa future Majesté ne semble pas vous tenir rigueur des médisances, loin de là. Je l’ai vu attentif à vous encourager.

EON
Je le sais bien plus intéressé par sa nouvelle épouse, cette délicieuse veuve Fitzherbert. Veuve et catholique, deux raisons pour les médisants de s’intéresser à autre chose qu’à votre servante… Le secret de leur mariage qui n’en est pas un, ni un mariage, ni un secret, suffit à occuper les esprits.
STG
Voyez, il regarde de notre côté.(Il s’incline, la Chevalière de même, oubliant l’art de la révérence). Un charmant jeune homme, en vérité, avec dans les traits une douceur, une langueur, une grâce… un peu féminines.
EON
Souvent, les jeunes Anglais ont de ces grâces… très troublantes… Croyez-moi, elles passent avec l’âge… et l’abus de boisson. D’ailleurs, à ce qu’on m’a dit, il ne laisse pas d’assaillir les dames, nonobstant les charmes de sa belle compagne. Il est vrai que ce mariage ne sera jamais admis, étant contraire à la loi du royaume. Et quelque chose me dit qu’il ne dédaigne pas d’en profiter. Nulle équivoque sur ses mœurs, croyez-m’en, Chevalier. Ses sujets le nomment « le premier gentleman d’Angleterre ».

STG
Vous connaissez l’Angleterre mieux que moi.
EON
Mais vous en savez autant que moi sur l’humaine nature, que les Anglais partagent avec nous… du moins, le plus souvent…
STG
Nous sommes ainsi, vous et moi, qu’il nous est loisible d’observer cette commune nature d’un peu loin - la distance même où on nous relègue, par ignorance autant que par méchanceté.

EON
Je ne me soucie pas d’être différent, je suis comme je suis et je cherche moins que quiconque à me singulariser… A m’illustrer, oui, par contre, et en toutes façons.
STG
N’y a-t-il pas quelque agrément, parfois, à se sentir différent ? Le privilège de la lucidité…

EON

Ce n’est pas à nous de justifier le regard qu’on porte sur nous, mais à ceux qui le portent.

STG
En effet, les autres se soucient trop de notre différence, là est tout le mal. Mais vous avez raison, moi-même je m’intéresse surtout à être considéré comme tout un chacun.

EON
Mais vous n’êtes pas n’importe qui, Chevalier, et tel que je vous vois et sur ce que je sais, vous ne manquez pas de motif de vous sentir supérieur à bien des gens.

STG
Vous êtes trop bonne, Chevalière. Je me contente d’être ce que je puis. Comme mon doigt trouve sa place sur le manche et mon archet sur la corde, je tâche de faire ma note la plus juste possible.
EON
La nature vous a gâté de bien des dons, moi-même ne pourrais prétendre à la moitié. Cependant, avec mes modestes qualités, on me détesterait moins si j’avais pu me montrer plus ordinaire.

STG
Hélas, je n’ai qu’à paraître pour que les sots me détestent  et que les lâches me tournent le dos… Peut-on s’habituer à cela ? Mais je vois que le maître Angelo s’essuie les moustaches. Vidons nos verres.
EON
Vous avez raison. Il n’est pas bon de laisser le public s’enivrer, ce à quoi l’Anglais n’est que trop enclin.
Surtout, il ne faut pas l’ennuyer… Promettez-moi de ne pas me ménager, nous devons assurer le spectacle.
STG
Je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser. Vous savez vous faire respecter, le fer en main, et croyez que je l’apprécie. Pour être couru d’avance, ce combat doit demeurer...

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