Esquisse

L’amitié et l’amour étaient, sont et seront toujours les deux protagonistes de l’étrange, de la trouble relation entre les hommes et les femmes. En effet, étrange relation, car où en est située la frontière ? Quel est le geste, le mot, le regard qui nous fait penser que ?… Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que l’amitié ? L’amitié est-elle simplement possible entre un homme et une femme ?
Le rêve est un moyen reconnu pour expier, se libérer de fantasmes. Une façon de projeter le film de sa vie dans une salle privée, une sorte d’avant première d’une réalité sous-jacente.
Esquisse se veut une réflexion sur le thème délicat de l’amour et de l’amitié entre les hommes et les femmes avec pour puissant véhicule, le rêve et sa complexité de construction.

Un générique d’un vieux film défile sur le rideau de la scène. Dès la fin du générique, le rideau s’ouvre sur le salon d’un appartement que l’on distingue à peine, car plongé dans l’obscurité.

Il n’y a pas d’unité de lieu, ni de temps. L’histoire d’Allan et Betty peut s’être passée, se passe, se passera dans n’importe quel endroit du globe.

L’appartement est celui de Betty. La décoration se veut très sobre, très épurée. Le début d’un couloir nous est représenté en lignes de fuite. Un grand miroir est fixé sur la porte de la chambre. Deux tableaux représentant des esquisses sont accrochés au mur. Un échiquier sur une table basse et un chevalet vide de toile forment la principale décoration de l’appartement. 

Comme chaque vendredi soir, Allan et Betty vont à la cinémathèque et se retrouvent ensuite pour prendre un verre et discuter du film, de tout, de rien, une fois chez l’un, une fois chez l’autre.

L’action de cette pièce se déroulant dans différents temps, les deux personnages évolueront dans le présent en respectant le placement des objets dans l’espace, en revanche dès qu’ils évolueront dans le rêve, ils seront libres d’entrer et de sortir, d’apparaître et de disparaître selon la volonté et l’imagination du rêve mais toujours par le couloir.

SCENE I

Nous entendons des voix et des pas venant du palier. Puis, un bruit de clef dans la serrure. La porte s’ouvre, une main, celle de Betty, tâtonne vers l’interrupteur.

ALLAN Tu y arrives ?

Elle pénètre dans l’appartement, suivie d’Allan. Ils sont tous deux emmitouflés dans des manteaux.

BETTY, râlant. Grrrr ! Décidément, je ne me ferais jamais à ces interrupteurs. On les cherche toujours plus haut ou plus bas, mais jamais au bon niveau. Résultat…

ALLAN Des marques de doigts !

BETTY Ҫa te fait rire toi !

ALLAN Ҫa me fait rire parce que j’ai le même problème à la maison, Betty. À croire que les architectes se sont ligués contre nous. Ils doivent avoir la lumière instantanée dès qu’ils pénètrent chez eux, ces gens-là.

BETTY Tu sais qu’il m’arrive de me dire que si j’y parviens du premier coup, telle ou telle chose va m’arriver.

ALLAN Et alors ?

BETTY Eh bien ça m’arrive de réussir du premier coup ! Un temps. Mais en général j’oublie ce qui devait m’arriver, alors…

ALLAN C’est utile.

Betty ôte son manteau et le dépose négligemment sur le dossier du canapé tandis qu’Allan se frotte vigoureusement les mains.

 - Brrr ! Quel froid ! Je suis gelé.

BETTY Je vais te réchauffer !

ALLAN Ahah !

Betty se dirige vers une porte, celle de la cuisine. Allan conserve son manteau et s’installe sur le canapé. Puis, se relève et avance vers le centre de la pièce. Son regard se pose sur une paire de bas posée sur le dessus du canapé. Il en prend un, le porte à sa joue et ferme les yeux.

BETTY off Qu’est-ce que tu veux boire ? Cognac, Vodka…

Allan, plongé dans la douceur d’une rêverie de nylon, ne répond pas.

BETTY off.    Allan ? Qu’est-ce que tu fabriques ?

ALLAN, détaché.  Je me caresse la joue avec ton bas.

BETTY off Quoi ?

ALLAN Non je plaisante.

Allan replonge dans son rêve. Betty, sur le seuil de la porte, n’aperçoit que le dos d’Allan.

BETTY Alors Cognac ?

ALLAN C’est parfait. Il tousse Ce que ça peut être désagréable cette humidité qui pénètre par tous les pores de la peau. 

BETTY C’est souvent le cas en Automne. 

ALLAN Je te l'accorde ma chérie, mais si pour une fois la grippe pouvait m’épargner, je ne serais pas contre.

Betty est retournée en cuisine.

BETTY off On n’est jamais content, en été on a toujours trop chaud et en hiver, toujours trop froid. Ah ! La gent humaine est quand même bigrement ronchon face aux saisons.

ALLAN Je partage entièrement ton avis sur la gent humaine, Betty, mais je t’avoue que je le partage également concernant ta proposition de petit cognac.

BETTY Ҫa vient, ça vient.

Betty ressort de la cuisine, une bouteille et deux verres dans la mes mains.

- Ah ! Le petit cognac du vendredi soir, ça ne se refuse pas hein ? Monsieur a ses habitudes.

Betty pose un regard complice sur Allan, qui ôte son manteau et s’affale jambes tendues sur le canapé.

ALLAN Il faut reconnaître que certains rites ont du bon parfois.

À peine Betty a-t-elle posé la bouteille qu’Allan se remplit son verre et boit d’une traite. Il s'étrangle. 

- Ouah ! C’est tonique ! Mais… ça réchauffe bien.

BETTY C’est du dix ans d’âge.

ALLAN Il a bien vieilli.  Ton orchidée est superbe ma chérie. Cela fait quoi ? Deux semaines ? C’est dingue ! Toi tu as un secret. Tu lui donnes aussi du…

BETTY Comme à toi et dans le même rythme, chaque vendredi une petite lichette de cognac dans l’orchidée et hop ! ça pousse.  J’en suis très fière.

ALLAN Moi mon hortensia me fait la gueule, pourtant je le vaporise tous les matins comme la fleuriste me l’a dit, mais il est buté. Il refuse toute communication.

BETTY Il n’y a pas assez de lumière dans ton appartement Allan, cela fait vingt fois que je te le répète, ton hortensia serait bien mieux ici. C’est bien les mecs, ça vous êtes toujours dans des appartements sombres et vous vous plaignez que les plantes ne poussent pas.

ALLAN Tu ne l’auras pas, Betty.

BETTY Il crèvera !

ALLAN C’est toi qui le dis. Je vais le bichonner et tu verras.

BETTY Tu vas le bichonner ?

ALLAN Parfaitement. Je lui ferai la causette. Je lui demanderai des nouvelles de ses petites pousses chaque matin. Je…Je lui passerai du Mozart, ton orchidée aura le même allure qu’une plante tropicale plantée sur la banquise à côté de mon hortensia.

BETTY Vantard !

ALLAN On verra.

Sur le même ton, enchaînant.

BETTY On met un disque ?

ALLAN Je m’en charge.

Allan se lève,mais sous l’effet du Cognac retombe net dans le canapé. 

- Il est vraiment tonique.

Après avoir reconsidéré les lois de l’apesanteur, Allan se lève et se dirige vers la chaîne hi-fi, fouille un peu puis choisit un disque. Il est de dos par rapport à Betty.

ALLAN Tu veux quoi ? Jazz, classique ?

BETTY Je ne sais pas… Oh ! Si, Rav…el.

Allan se tourne et tient dans la main un disque, exactement celui qu’elle vient d’évoquer. Un long silence dans lequel passe beaucoup de sentiments.

ALLAN Pavane pour une infante défunte ?

BETTY Ce qu’on a pu l’écouter, ce disque.

ALLAN Peut-être trop, j’ai l’impression que les sillons ont gagné en profondeur.

BETTY Mais l'écoute d'un vinyle restera quand même ce qui se fait de mieux. 

ALLAN Quel morceau... 

BETTY Tu te souviens le concert du 31 ?

ALLAN Mes extrémités s’en souviennent. Moins 10 degrés en pingouin dans les rues, ça aide à se souvenir.

BETTY Mais quel concert ! Nous étions beaux comme des cœurs…

ALLAN Je ne me suis jamais senti très à l’aise dans ces tenues de soirée.

BETTY À propos de soirée, ça fait longtemps qu’on n’a pas assisté à un concert. J’ai entendu parler d’un trio pour clarinette, paraît-il génial. Faudra mettre ça dans nos programmes.

ALLAN J’en ai entendu parler aussi. Quand tu veux, je suis ton homme.

BETTY Viens !

Les premières notes de musique du morceau de Ravel envahissent l’appartement. Betty saisit Allan par le bras et l’attire vers le canapé d’un geste sec qui le déséquilibre. 

ALLAN Attention ! Tu vas me faire tomb…er.

BETTY Chut !

ALLAN Soit ! Je cède à la force et j’accepte le pèlerinage musical. Moqueur Comme des petits vieux.

Ils trinquent et c’est les jambes posées sur la petite table basse, bien enfoncés dans le canapé, qu’ils savourent ce fabuleux morceau de Ravel.

ALLAN C’est d’une modernité incroyable.

BETTY.                     Cette version est peut être, un brin académique. 

ALLAN.                    Je ne trouve pas.

BETTY Bon ! Le vieux, tu veux des Bretzels ?

ALLAN Ah ! Quand même, ça m’étonnait aussi que tu n’aies pas réagi avant. Il te reste de la cancoillotte ?

BETTY S’il me reste de cette chose immonde ? Evidemment, il n’y a que toi qui en mange.

ALLAN Quelqu’un d’autre aurait pu…

BETTY Non ! Cette chose t’est exclusivement réservée. D’ailleurs ton nom est marqué d’un gros feutre noir sur tout le tour de la boîte.

ALLAN J’apprécie, j’apprécie.

(Betty pince le gras du ventre d’Allan.)

BETTY Je me demande si j’ai bien fait.

ALLAN Ce n’est pas de ma faute, j’ai mis six mois avant de trouver une piscine qui n’était pas réservée aux scolaires. La vie des citoyens est gérée par nos chères têtes blondes figure-toi.

BETTY Tu te plains toujours que les enfants ne font jamais assez de sport.

ALLAN Oui c’est vrai, mais rien ne les empêche d’en faire à d’autres horaires que les miens.

BETTY C’est sûr. Tu sais, je disais ça c’est pour t’embêter, moi j’aime bien les hommes un peu…

ALLAN Un peu quoi ?

BETTY Le petit côté nounours m’a toujours…

ALLAN Mais je ne suis pas nounours du tout !

BETTY Oh ! Il n’aime pas ça qu’on lui parle de son ventre, hein ! Ҫa vous travaille, les bonshommes, les abdominaux qui se font la belle.

ALLAN Oui oh ! Ce n'est pas mon genre.

ALLAN Et puis mes abdominaux sont tout à fait corrects.

BETTY Bien sûr. 

ALLAN Je m’entretiens un peu, c’est normal, plus pour les autres que pour moi. Ne me compare pas avec ces types qui passent leur temps dans une salle de gym quand même.

BETTY Bien sûr…

Allan regarde Betty qui transforme peu à peu son visage impassible en un immense rire. 

BETTY Ҫa marche à chaque fois.

ALLAN Salope.

Ils trinquent encore une fois. Betty son verre en main, se dirige vers la cuisine. Le disque usé rend une écoute approximative. Allan vient ôter le disque. Puis, sur le palier de la cuisine.

ALLAN Alors… Par quoi allons-nous commencer ce soir ?

(Betty répond de la cuisine.)

BETTY Off. Eh bien pour commencer nous avons au programme de ce vendredi une discussion enflammée sur le film de la soirée.

ALLAN Pourquoi enflammée ?

BETTY Parce qu’elles le sont à chaque fois. Comme pour les interprétations musicales.  Et que celle-ci devrait l’être également…

ALLAN On discute, on défend nos points de vue, c’est tout Betty.

Betty réapparaît avec dans les mains un plateau plein de victuailles. Allan chope un bretzel au passage. Elle dépose le plateau sur la petite table située devant le canapé.

BETTY Je suis entièrement d’accord avec toi mon chou. Rien que de simples points de vue échangés dans le calme et la bonne humeur. Et ensuite nous avons… Ah oui ! Le moment croustillant de la soirée. Compte-rendu et notes sur nos aventures amoureuses.

ALLAN Ah. T’as du nouveau ?

BETTY Oui. Pourquoi ? Tu as l'air étonné. 

ALLAN Du tout. Moi aussi.

BETTY Et si nos esprits sont encore frais et disponibles un zeste de philosophie sur les rapports entre les humains et nos amis les chiens. Le tout sauce Ravel, Bach, Debussy, Art Tatum, Miles Davis et…accompagné d’un petit vin de Médoc d’une grande année. Comme d’hab ! On va refaire le monde quoi !

ALLAN C’est excellent pour le cœur paraît-il.

BETTY De refaire le monde ?

ALLAN Le Médoc.

BETTY   Tu l’as lu aussi ?

ALLAN Oui.

BETTY C’est quand même fou. On lit les mêmes articles maintenant.

ALLAN, détaché. C’est amusant, c’est vrai.

BETTY Amusant...Je dirais plutôt, étrange. Et cela fait plus de sept ans que ça dure.

ALLAN Sept ans  ?

BETTY C’était pour le vernissage de la galerie de Papa. Tu étais accompagné d’une fille vulgaire. Une slave qui parlait très fort.

ALLAN … Ah ! Oui.    Irina !

BETTY Ne prends pas cet air niais quand tu prononces son nom, elle n’avait rien d’extraordinaire, du moins avec des vêtements sur elle.

ALLAN, rêveur. C’est vrai que sans…

BETTY Enfin ! C’était il y a sept ans. Il y a prescription.

ALLAN Absolument. C’est du passé. Et le passé, c’est dépassé.

BETTY Tout ça pour dire que ça fait plus de sept ans que nous nous connaissons, mon petit gars. On dit toujours que le cap des sept années est le plus difficile à passer dans un couple. Les quarantièmes rugissants sont derrière nous. On a doublé le cap mon capitaine.

ALLAN Dans ce cas, trinquons moussaillons !

(Ils trinquent comme des amoureux, les verres entrelacés.)

BETTY Une sorte de couple parfait.

ALLAN En quelque sorte, oui. En revanche, je suis en train de me demander si ce n’était pas chez moi ce soir ?

BETTY Non rappelle-toi, on est allé deux vendredis de suite chez toi parce que j’avais eu des problèmes avec les voisins, rapport à notre soirée Brando. Tu te souviens ?

ALLAN, geste à l’appui.  VROUM ! VROUM !

Betty acquiesce de la tête. Ils éclatent de rire. Allan monte sur le canapé, à cheval sur le dossier, il fait comme s’il kickait une moto. Betty relève sa jupe et monte derrière lui. Sous les vroums vroums de ces deux « gamins », la moto rugit. Betty s’agrippe à la taille d’Allan et c’est dans un bruit de pétarade qu’ils partent pour une balade imaginaire comme seuls des êtres comme eux sont capables de la vivre. Une certaine séduction doit se dégager de cette scène : la jupe relevée de Betty, sa façon de s’agripper à la taille d’Allan… Bref, tous ces gestes peuvent être mal interprétés.

ALLAN Attention virage !

Ils se penchent pour suivre la courbe fictive dressée par Allan. Puis, en sortie de virage, Allan relance les gaz. Bruit de dérapage. Ils finissent par se laisser retomber dans le canapé et se retrouvent les pieds en l’air contre le dossier du canapé. La tête à l’envers. La suite de la scène se poursuit la tête en bas.

ALLAN C’est vrai, je me souviens maintenant. Mais bon, c’était un Brando, aussi. Un Brando, ça se discute, ça ne laisse pas indifférent.

BETTY Va faire comprendre cela à des acariâtres.

ALLAN T’as raison…

Ils se remettent à l’endroit.

BETTY.          Tu ne l’avais jamais vu  celui-là ?

ALLAN Non.

BETTY Moi non plus. Comment s’appelle le réalisateur déjà ?

Allan sort un papier de la poche de sa veste.

ALLAN Attends, je vais te dire ça. Equipé qu'il est le garçon.

BETTY, joueuse.  Je sais !

ALLAN Oui ?

BETTY John Sturges.

ALLAN Désolé. Vous avez perdu.

Betty s’approche et tente de regarder par-dessus l’épaule d’Allan.

On ne triche pas. On recule de trois pas. Allez…

Betty obéit et recule de trois pas.

Alors…Ferry…1946… Ah voilà, réalisateur, Robert Miller.

BETTY Vraiment intéressant ce film. Avant-gardiste en plus.

ALLAN Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

BETTY Tout ! Tout est avant-gardiste dans ce film. Les dialogues, les vêtements, le physique des comédiens. À cette époque, les femmes avaient des hanches, portaient de petits tailleurs cintrés.

ALLAN Et alors ?

BETTY Mais elles sont minces ! Elle porte des pantalons. Je trouve ce film bien en avance sur son temps. Tu as vu l’indépendance de cette femme ?

ALLAN Hum ! Moui… Ҫa m’a pas frappé tu vois.

BETTY Machiste !

ALLAN Moi ? Machiste ?

BETTY Oui ! Toi, machiste.

ALLAN T’es gonflée de me dire ça. Machiste. Moi…

BETTY Parfaitement, Al… Machiste.

ALLAN Je ne vois pas, Betty, mais alors pas du tout.

BETTY Mais Allan, ce film date de 1946 ! Tu te rends compte, 1946 et elle part seule en...

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