Prosper Mérimée et Georges Sand

En avril 1833, il y eut une courte idylle entre Prosper Mérimée et George Sand. Aux dires de chacun, elle n’aurait été qu’un feu de paille. Et si c’était le contraire ? S’ils avaient vécu une véritable et folle passion, en pleine époque romantique, et qu’ils n’aient pas voulu qu’elle soit étalée au grand jour ?

1

 

Dos au public, debout, George, appuyée sur un lutrin, fume, isolée par un projecteur. Prosper, idem, apparaît dans un coin de la scène.

Prosper. – « Savez-vous, madame, que l’on parle de vous et de votre “Indiana” partout où je me rends ? Comme on me demande mon avis – l’époque est ainsi faite que chacun se doit d’avoir un avis sur tout –, je feins le dédain que le moindre gratte-papier éprouve pour toute femme écrivain. Dès lors, on se récrie, arguant que vous fumez le cigare et vous habillez comme un homme, et que je serais un sot si je m’en formalisais. Je suis houspillé, traité de mâle attardé, d’assassin, d’égorgeur, et ce qui est pire, de conservateur. Bref, je finis par en être ébranlé. Ma curiosité piquée, je me suis donc surpris à vous lire, et j’y ai trouvé sinon du plaisir, du moins un vif intérêt. Je pense que vous êtes un écrivain. Voilà qui est dit, ne revenons pas là-dessus. Reste à savoir si vous êtes une femme. Eprouverai-je à vous rencontrer un vif intérêt ou du plaisir ? Votre jour sera le mien. »

George. – « Monsieur, j’ai deux casiers dans mon cartonnier. J’y range ma correspondance. L’un est étiqueté “Lettres d’admirateurs”, c’est je l’avoue le plus rempli, et l’autre “Lettres de détracteurs”, le croirez-vous, il est quasiment vide. Soyez aimable de me dire dans lequel de mes deux casiers je dois ranger votre lettre. A vous lire. »

Prosper. – « Madame, j’ai peu de temps à vous consacrer, ma maîtresse et ma migraine me harcelant à l’unisson. Voyons-nous demain chez moi. On vous fera à souper. Lettre d’admirateur, bien sûr. »

George. – « Demain je ne peux pas. Mon fils Maurice rentre au collège Henri-IV. Lui que j’aime tant, livré aux mesquineries de ses camarades de classe, aux brimades, aux jalousies, que sais-je encore ? Et puis si vous avez votre migraine, moi, j’ai mon “esquinancie”, c’est-à-dire une inflammation de la gorge. Les médecins sont comme les mauvais auteurs : ils emploient des mots difficiles pour des choses simples. N’empêche que je tousse, que je crache et que ma voix est inaudible. Avouez que pour un premier rendez-vous, si vous ne pouvez m’ouïr, nous aurons du mal à nous entendre. Dans une semaine, rencontrons-nous. »

Prosper. – « Impossible la semaine prochaine. J’ai un dîner. Il y aura mon ami Henri. Il est consul d’Italie. Vous le connaissez sous le nom de Stendhal, celui qui a écrit “Le Rouge et le Noir” et “De l’amour”, qui depuis plus de dix ans sert de référence aux amants. Pas un baiser, pas une caresse, sans qu’on se reporte à ce livre. C’est d’un commode ! Je pourrais décommander l’ami, l’écrivain, mais le consul, vous n’y pensez pas. »

George. – « Pardonnez-moi d’avoir laissé passer tant de jours avant de vous écrire. C’est le printemps, la saison où Paris prend des allures de campagne. Le quai Malaquais est en fleurs. Il y a des parfums de roses mêlés aux rires de jeunes filles. Que diriez-vous d’une promenade ? Je serai chez mon concierge à trois heures. Je m’appuierai sur vous, nous regarderons paresser la Seine, et nous causerons comme de vieux amis. J’ai tant besoin d’une épaule, si vous saviez. »

Prosper, à la cantonade. – Céline, je sors ! Dîne sans moi, je rentrerai tard.

 

NOIR

 

 

 

2

 

Musique du final de « Robert le Diable » de Giacomo Meyerbeer.

Lumière. On découvre la « mansarde bleue », appartement de George Sand en 1833, 19 quai Malaquais.

George entre, suivie de Prosper qui porte la petite Solange, cinq ans, endormie dans ses bras et emmitouflée dans une couverture.

Prosper, chantonnant. – Poum poum poum !… Et l’on m’appelle Robert le Diable ! Poum poum poum !

George. – Chut ! Vous allez la réveiller !

Prosper. – J’en doute fort. Quand on s’endort en plein opéra… Surtout celui-ci ! Boum, la grosse caisse ! Bing, les cuivres ! C’est plus de la musique, c’est du raffut !

George. – Vous exagérez. Regardez comme elle dort, Solange, mon cher ange…

Prosper. – Pourquoi sommes-nous aussi gâteux devant les petits enfants ?

George. – Parce qu’ils sont innocents.

Prosper. – Parce que nous sommes crédules. Nous croyons qu’ils feront mieux que nous.

George. – Donnez-la-moi. Je vais la coucher.

Prosper lui passe son enfant.

Elle sort.

Prosper, seul, tout en jetant machinalement un coup d’œil sur la table de travail, lisant. – « Lélia… Lélia… Cruelle Lélia ! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule ! » Décidément, Indiana, Lélia, que des prénoms féminins. Et cette Marie Dorval toujours fourrée dans ses jupes, ou plutôt dans ses pantalons… Il doit y avoir du Lesbos là-dessous…

Entre George, deux verres à la main. Elle en tend un à Prosper.

George. – Voilà. La femme de chambre s’en occupe. En l’embrassant, j’ai trouvé Solange bien fiévreuse.

Prosper, narquois. – C’est peut-être le choléra.

George. – Ne plaisantez pas avec ça.

Prosper. – Ne craignez rien. C’est laid, le choléra. Et votre petite est ravissante. Si vous voulez un diagnostic, vu comme elle toussait à l’entracte, elle a la coqueluche.

George, inquiète. – Et vous souriez ! Mais c’est pire que le choléra ! Des tas d’enfants en meurent, de nos jours ! Solange !…

Prosper. – Calmez-vous. C’est une forme légère, croyez-moi. Elle l’aura et dans une semaine, elle gambadera de nouveau comme un petit animal.

George. – Je…

Prosper. – Elle ne risque rien. Faites-moi confiance.

George. – Vous avez l’air si sûr de vous…

Prosper. – Je le suis.

George. – N’empêche, je suis inquiète… Demain, à la première heure, je fais venir un médecin.

Prosper, en plaisantant, pour la détendre. – Moi aussi j’avais envie de tousser pendant ce fichu opéra ! Comment peut-on être aussi lourdaud ?

George. – Vous êtes certain pour Solange ?

Prosper. – Certain. Est-ce que sinon je bavarderais gentiment avec vous ?

George. – Je vous crois pour ma fille. (Dans un sourire, elle se détend.) Mais pour Meyerbeer vous êtes injuste. Depuis qu’il est en France, il nous donne des spectacles fastueux. Vous avez vu le succès qu’il a eu ce soir ?

Prosper. – Engouement des foules. Pardonnez-moi ce jeu de mots, mais le style pompier met toujours le feu au public.

Un temps. George regarde Prosper avec attention.

George. – Vous êtes toujours aussi sûr de vous ?

Prosper. – Je suis sûr de mon goût, ce qui est le commencement de la sagesse. Pas vous ?

George. – Je bois à votre assurance.

Prosper. – Je bois à la santé de votre petite Solange.

George. – Vous êtes gentil quand vous voulez.

Ils boivent.

Prosper. – Cette promenade cet après-midi en bord de Seine m’a mis en appétit.

George. – Vous avez faim ? Voulez-vous que je vous fasse monter à souper ?

Prosper, s’approchant d’elle davantage. – C’est une autre faim qui me tenaille.

George. – Ah ! je vois ! Une faim d’ogre, je suppose.

Prosper. – Difficile à dire. D’ordinaire, j’ai un côté hussard, je ne m’embarrasse pas des pudeurs de femme, mais là, avec vous…

George. – Merci de me ranger dans la catégorie de celles qu’on ne prend pas à la hussarde.

Prosper pose ses mains sur les épaules de George, s’approche pour l’embrasser, hésite, puis recule.

Prosper. – Ce sont vos fichus pantalons, que voulez-vous ! Toute la soirée j’ai cru sortir avec un jeune dandy ! (George rit.) Ne riez pas. Pendant ce long, très long « grand opéra », pour tromper mon ennui, je me tournais vers vous et qu’est-ce que je voyais ? Un col dur, une cravate, un gilet à boutons ; je me disais : bientôt elle va avoir de la moustache ! (George rit de plus belle.) Je me suis senti pareil à ces Anglais, avec leurs curieuses amitiés de collège ! Madame, franchement, levez le doute. Vous n’êtes pas… Enfin, quoi… Les femmes avec vous…

George, riant toujours. – Et quand cela serait, mon pauvre ami ! Ne vous vantez-vous pas partout d’être un libéral ?… Ah ! tenez, vous me faites pleurer à force de rire ! (Prosper lui tend un grand mouchoir qu’il a sorti de sa poche.) Qu’est-ce que c’est ?

Prosper, avec un peu d’humour. – Mon mouchoir. Pour essuyer vos larmes de joie.

Elle le déplie. C’est une grande pièce de drap.

George, riant de nouveau. – Ça, un mouchoir ? Mais c’est une serviette, une nappe, que dis-je une nappe, la voile d’un bateau !

Prosper, piteux. – J’ai de grands rhumes et j’ai un grand nez.

George. – Quelle idée ! Pas du tout ! Mettez-vous un peu de profil. Moi, je le trouve très bien, ce nez. Ni trop gros, ni trop petit. Il vous va bien, n’en changez pas. (Elle s’essuie les yeux et lui rend son mouchoir.) Reprenez votre foc d’artimon, et pardon de l’avoir taché de poudre. J’en avais mis pour n’avoir point les joues qui brillent sous le grand lustre de l’opéra. Vous voyez que je sais aussi être femme.

Prosper, la serrant brutalement contre lui. – Je veux bien vous croire sur parole, madame. Déshabillez-vous, et je vous croirai sur preuve.

George. – Doucement, monsieur. Voilà que vous rempilez chez les hussards. Je suis fragile, vous savez, plus que...

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