Quand le sans gain s’énerve

Marianne a participé et a été pendant quatre-vingt-dix jours la gagnante du célèbre jeu télévisé “Tout le monde veut gagner du pognon”. En compagnie de Gilles, son mari, elle rentre à la maison, espérant un repos bien mérité ; mais à peine arrivée, elle va devoir supporter Belle-Maman qui n’est pas la plus agréable des belles-mères, des livreuses à domicile plutôt pittoresques, de nombreux quémandeurs tous attirés par l’argent récolté par Marianne, et un fan, amoureux très insistant. Comme si cela ne suffisait pas, arrive alors Jean-Pascal, un candidat que Marianne a contribué à éliminer et qui est prêt à tout pour avoir sa revanche.




Quand le sans gain s'énerve

Prologue

Soit en devant de scène, rideau fermé, soit devant le public si la troupe joue sans rideau. Deux pupitres. Arrivée de deux candidats, accompagnés d’un générique tonitruant. Ils s’installent chacun devant un pupitre.

En fonction du nombre d’acteurs, l’animateur sera en voix off ou présent sur scène.

Voix off de l’animateur. — Nous arrivons au terme de cette sélection. Il ne reste plus que deux candidats pour affronter notre championne. Qui de ces deux candidats va tenter de succéder à Marianne, notre incroyable Marianne dont c’est aujourd’hui la quatre-vingt-dixième participation ? Qui va essayer de détrôner la reine Marianne ? Jocelyne ou Jean-Pascal ? (Au public.) Je vous demande de les applaudir… Jocelyne, êtes-vous prête ?

Jocelyne. — Oui, je suis prête.

Voix off. — Ça va, Jocelyne ? Pas trop nerveuse ?

Jocelyne. — Si, bien sûr, mais j’espère que ça va aller.

Voix off. — Naturellement et pour vous encourager, vous pouvez compter sur notre fabuleux public. (Au public.) N’est-ce pas, les amis ? Je ne vous entends pas… N’est-ce pas, les amis ?… Je me tourne à présent vers Jean-Pascal. Jean-Pascal, êtes-vous prêt ?

Jean-Pascal, dévoré par les tics. — Oui, je suis prêt.

Voix off. — Je vous sens un petit peu nerveux, Jean-Pascal. Allez, détendez-vous.

Jean-Pascal. — Non, tout va bien, je suis très calme.

Voix off. — Vous pensez que vous êtes vraiment calme ?

Jean-Pascal, énervé. — Puisque je vous le dis ! Je suis calme.

Voix off. — Ah ! je vois qu’il ne faut pas trop énerver Jean-Pascal ! Après tout, à chacun sa concentration. On peut tout de même encourager et applaudir Jean-Pascal… Bien… Alors, sans plus attendre, entrons dans le vif du sujet. Voici la première question… Je vous rappelle la règle : deux propositions, carton vert pour la première proposition, carton rouge pour la deuxième… Première question… Que signifie l’adjectif « rhapsodique » ? Première proposition : il qualifie une manière de chanter du rap sans s’arrêter. Deuxième proposition : il s’applique à ce qui est décousu, désordonné. (Les deux candidats lèvent le carton rouge.) Eh oui ! Vous avez raison. Au propre comme au figuré, ce terme s’applique à ce qui est décousu, désordonné. Excellente réponse de nos deux candidats… Je tiens à préciser toutefois qu’il n’est pas exclu qu’un rappeur écrive des raps rhapsodiques. Pour ne vexer personne, nous ne citerons pas de nom… Question suivante… Une question de géographie… Quelle est la capitale du Zimbabwe ? Proposition numéro un : Harare. Proposition numéro deux : Maputo. (Les deux candidats lèvent le carton vert.) Ils sont forts ! Vraiment très forts ! Effectivement, Harare est bien la capitale du Zimbabwe tandis que Maputo est la capitale du… du… ?

Jean-Pascal. — Du Mozambique.

Voix off. — Eh oui, du Mozambique ! Bravo, Jean-Pascal ! Vous le saviez, Jocelyne ?

Jocelyne. — Franchement, non, j’ai répondu au hasard.

Voix off. — Le hasard fait bien les choses puisque vous voilà à égalité parfaite. Voici donc la dernière question qui va peut-être enfin vous départager. Question de littérature… Quel fut le premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901 ? Proposition numéro un : Émile Zola. Proposition numéro deux : Sully Prudhomme. (Les deux lèvent le carton rouge.) Très bonne réponse de la part de nos deux candidats. Nous nous retrouvons encore une fois avec une égalité parfaite. Dans ces cas-là, vous connaissez la règle : c’est notre championne qui va devoir les départager. Je me tourne à présent vers Marianne… Marianne, de votre réponse dépendra le sort de Jocelyne et de Jean-Pascal. Qui souhaitez-vous affronter ?

Voix off de Marianne. — Désolée, Jean-Pascal, mais je vais choisir Jocelyne.

Jean-Pascal. — Comment cela Jocelyne ? Non, ce n’est pas possible ! Vous avez bien vu, je suis bien meilleur qu’elle. Tout à l’heure, elle a répondu au hasard, elle vous l’a elle-même avoué, c’est moi que vous devez choisir !

Voix off. — Coupez ! C’est bon, Jean-Pascal, vous connaissez la règle, soyez beau joueur. Vous avez perdu, vous tenterez votre chance une autre fois…

Jean-Pascal. — Certainement pas ! Laissez-moi concourir contre Marianne. Allez-y ! Reposez-nous d’autres questions et vous verrez bien qui est le plus fort.

Voix off. — N’insistez pas. Le jeu est fini. Jean-Pascal, je vais vous demander de quitter le plateau.

Jean-Pascal, s’accrochant au pupitre. — Il n’en est pas question ! Vous devez me laisser ma chance. C’est trop injuste ! Je veux jouer ! Vous entendez ? Je veux jouer !

Voix off. — Sécurité ! S’il vous plaît, sécurité !

Deux agents de sécurité interviennent et se saisissent de Jean-Pascal.

Jean-Pascal. — Au secours ! Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi ! Bande de sauvages !

Ils disparaissent en coulisse.

Voix off. — Ce n’est pas grave, on coupera au montage… Jocelyne, Marianne, les amis, nous allons faire une petite pause avant d’enregistrer la finale. Après ces petites émotions, nous l’avons bien méritée.

Noir.

Acte I

Le rideau s’ouvre sur un salon.

Entrée de Marianne et Gilles. Gilles porte une valise.

Marianne, s’asseyant sur le canapé. — Ouf ! Cela fait plaisir de revoir la maison. Je suis vannée.

Gilles. — Cela ne m’étonne pas, ma chérie : depuis trois mois, tu as vraiment vécu une vie de dingue. Maintenant, tu vas pouvoir te reposer.

Marianne. — Si on m’en laisse l’opportunité. Tu as bien vu, à notre retour dans le train… Tout le monde me reconnaissait et il a même fallu que je signe des autographes. Des autographes ! Te rends-tu compte ? N’importe quoi !

Gilles. — Et alors ? Reconnais que c’était plutôt flatteur. Quand je repense à ton voisin dans le TGV… As-tu seulement vu comme il te regardait ? Médusé, qu’il était. Il donnait l’impression d’avoir rencontré la vierge… À un moment, j’ai même cru qu’il allait se prosterner à tes pieds.

Marianne. — Avec son regard complètement halluciné… Quand j’y repense… Je suis désolée, mais moi, ce genre de type, ça me fait flipper. Et toi, grand nigaud, ça te faisait rire !

Gilles. — Ben oui !

Marianne. — Et quand il a osé, en bafouillant, me demander mon adresse, tu aurais tout de même pu intervenir.

Gilles. — Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que j’ai estimé que tu étais assez grande pour te débrouiller toute seule ; chose que tu as très bien faite, d’ailleurs. Tu as vu, après que tu l’as rembarré, le pauvre garçon n’a pas osé insister.

Marianne. — Ce qui ne l’a pas empêché de continuer à me dévisager d’un air béat, de la même façon que tous ces gens qui me fixaient ou qui tenaient absolument à me féliciter comme si j’avais accompli un super exploit.

Gilles. — Que veux-tu ? C’est ce qui s’appelle la rançon de la gloire ! On ne passe pas impunément à la télévision, tous les jours à midi, pendant trois mois, sans en connaître les conséquences. T’en rends-tu seulement compte que tu as gagné quatre cent cinquante mille euros ? Tu fais partie des dix meilleures gagnantes de Tout le monde veut gagner du pognon, ce n’est tout de même pas rien.

Marianne. — Mais ce n’était qu’un jeu, un simple jeu télévisé ! Je n’ai pas obtenu de prix Nobel ni participé à l’amélioration du sort de l’humanité, alors crois-tu que cela justifie une telle reconnaissance ?

Gilles. — Tous ces braves gens qui t’ont reconnue, sais-tu qu’ils ont déjeuné en ta compagnie pendant près de quatre-vingt-dix jours ? Ils t’ont encouragée, ils ont tremblé pour toi, ils se sont réjouis pour toi. Pendant trois mois, tu as fait partie de leur intimité, et tu voudrais les priver d’un sourire, d’un mot gentil ? Je te trouve bien ingrate.

Marianne. — Oui, tu as peut-être raison. Pardonne-moi, je dois être encore un peu sur les nerfs. Ce doit être toute cette tension accumulée.

Gilles. — Mais oui, ma chérie, mais maintenant, tout cela est fini. Tu vas pouvoir décompresser et te reposer. (Le téléphone sonne. Il va décrocher.) Bonjour ! Oui, vous êtes bien chez Mme Leroux. C’est à quel sujet ? Vous avez appris que Mme Leroux a gagné quatre cent cinquante mille euros et vous voudriez qu’elle vous fasse un don ?… Pour vous aider à lutter contre l’extermination des escargots… victimes de l’industrie chimique ? (Faussement apitoyé.) Oh ! les pauvres petites bêtes ! C’est vrai qu’ils en bavent, ces petits escargots… Je compatis, cher monsieur, je compatis… Figurez-vous que, moi-même, je ne vais pas très bien, je pense que je ne vais pas tarder à rentrer dans ma coquille, alors je vais vous laisser. Au revoir, monsieur ! (Il raccroche.) Ouf ! Bon débarras !

Marianne. — Gilles, crois-tu que nous risquions d’être importunés souvent par des spécimens comme celui-là ?

Gilles. — C’est à craindre. On dit que l’argent n’a pas d’odeur, mais je suis sûr qu’il y en a qui le reniflent de loin.

Entrée de Belle-Maman.

Belle-Maman. — Ah ! vous êtes là ! Il me semblait bien avoir entendu des conversations.

Gilles. — Bonjour, maman. (Il lui fait trois bises.)

Marianne. — Bonjour, belle-maman. (Elle ne lui fait qu’une bise que Belle-Maman reçoit d’un air pincé.)

Belle-Maman. — J’espère que vous avez déjeuné, parce que je n’ai pas eu le temps de préparer quoi que ce soit.

Marianne. — Cela n’a rien de surprenant.

Belle-Maman. — Plaît-il ?

Marianne. — Je dis simplement, belle-maman, que ce qui eut été surprenant, cela aurait été d’avoir un bon repas préparé par vos soins.

Gilles. — Marianne, je t’en prie, ne commence pas.

Belle-Maman. — Si vous croyez que je n’ai que cela à faire, ma bru, vous vous trompez. Pendant votre absence, il m’a fallu nourrir votre chat, arroser vos plantes, j’en passe et des meilleurs.

Gilles. — Oui, d’accord, c’est bien, maman, c’est très bien… Pour toutes tes bonnes actions, tu auras droit à ma reconnaissance éternelle. Ça te va comme cela ?

Belle-Maman. — Il n’empêche. Tu n’étais tout de même pas obligé d’aller passer quatre jours à Paris. Ton épouse, qui t’a fait faux bond pendant des semaines, pouvait certainement se débrouiller sans ton aide. N’est-ce pas, ma bru ?

Marianne. — Mais certainement, belle-maman.

Gilles. — Je n’en doute pas, mais c’est moi qui souhaitais assister à la remise de ses récompenses. Déjà qu’à cause de mon boulot, je n’ai pas pu être à ses côtés autant que je l’aurais voulu, j’aurais vraiment regretté de ne pas être là le jour où le quart du pays lui faisait ses adieux. As-tu seulement regardé la dernière émission ?

Belle-Maman. — Ni la dernière ni la première. Tu sais bien que je n’ai guère le temps de regarder la télévision, et encore moins de regarder des stupidités.

Gilles. — Sache, ma chère maman, que Tout le monde veut gagner du pognon est certes une émission de divertissement, mais c’est aussi un jeu où la culture générale a toute sa place et il faut être sacrément cultivé pour espérer gagner. Tu aurais vu Marianne, jour après jour… Elle a surmonté toutes les épreuves. Elle était épatante.

Belle-Maman. — Épatante ? Cela ne m’étonne pas. Dès qu’il s’agit de vouloir épater, elle est toujours partante.

Marianne, à Gilles. — Chéri, je crois qu’il va être temps de raccompagner belle-maman chez elle. Nous nous en voudrions de la retenir plus longtemps.

Gilles. — Oui, bien sûr !

Belle-Maman. — Ah ! au fait, j’ai oublié de vous dire : j’ai les plombiers chez moi ! Une grosse fuite d’eau. Ils ont commencé à casser les canalisations. Il y en a pour plusieurs jours.

Gilles. — Mais alors…

Belle-Maman. — Alors quoi ?

Gilles. — Que comptes-tu faire ?

Belle-Maman. — Ce que je compte faire ? Mais rester ici, mon garçon ! Tu ne voudrais tout de même pas que j’aille à l’hôtel !

Marianne. — Si ! Très bonne idée, l’hôtel. Belle-maman, je vous paie la meilleure chambre dans le plus bel hôtel de la région. Vous verrez, ce sera une expérience fantastique. Une suite avec jacuzzi, ça vous dit ?

Belle-Maman. — Il n’est pas question que vous commenciez à gaspiller l’argent du ménage.

Marianne. — Je vous assure que cela me ferait plaisir. Je viens de remporter quatre cent cinquante mille euros, je peux bien vous offrir une chambre d’hôtel.

Belle-Maman. — Il n’en est pas question. Je n’ai pas du tout envie d’aller à l’hôtel. Et pourquoi pas en Ehpad, pendant que vous y êtes ? Enfin, Gilles ! Dis quelque chose !

Gilles. — Maman, tu sais bien que nous n’allons pas te forcer à aller là où tu ne veux pas aller. La proposition de Marianne était tout à fait séduisante, mais si tu veux rester ici, il n’y a aucun souci. N’est-ce pas, Marianne ?

Marianne ne dit rien, boudeuse.

Belle-Maman. — Quatre cent cinquante mille euros ? Ils ne savent pas quoi faire de leur fric, à la télévision. Quatre cent cinquante mille euros pour répondre à des questions idiotes ? J’espère au moins qu’ils ne vous ont pas payés avec l’argent de nos impôts.

Gilles. — Rassure-toi, maman, ce n’est pas toi qui paies.

Belle-Maman. — Encore heureux !

Marianne. — Si vous pensez que c’est de l’argent facilement gagné, je ne comprends pas ce qui a bien pu vous empêcher de vous inscrire aux sélections. Vous n’aviez qu’à y aller, belle-maman.

Belle-Maman. — Bien sûr que j’aurais pu y aller… Mais aller me faire suer dans les embouteillages ? Très peu pour moi !

On sonne à la porte. Gilles va ouvrir. Entrée de Caroline.

Gilles. — Caroline ! Quelle bonne surprise ! Entre !

Caroline. — Salut, toi ! (Elle l’embrasse.)

Gilles. — Je ne crois pas que tu connaisses ma mère.

Caroline, à Belle-Maman. — Bonjour, madame. Enchantée… Moi, c’est Caroline. Je suis une amie de Marianne. Salut, ma biche ! Tu sais que je voulais être la première à te féliciter. Tu as été gé-ni-ale !

Marianne. — Tu es mignonne. Tu es là pour longtemps ?

Caroline. — Jusqu’à ce que tu me mettes à la porte. J’ai apporté du champ’. Tu penses bien qu’on va fêter ça ! Comment que tu les as ratatinés, tous les candidats ! Pourtant il y en avait qui étaient balèzes, mais toi t’étais la meilleure. Et puis ce n’est pas parce que t’es ma copine, mais faut reconnaître que tu passais vachement bien à l’écran, toujours bien mise et aimable avec tout le monde. Finalement, comme dans la vraie vie ! (À Belle-Maman.) C’est vrai qu’elle n’a pas à se forcer pour paraître sympathique, n’est-ce pas ?

Belle-Maman. — Si vous le dites.

Caroline. — Vous en avez de la chance, madame Leroux, d’avoir une belle-fille comme ça. Sympathique et intelligente.

Belle-Maman. — Vous trouvez ? Il ne faut tout de même pas exagérer.

Caroline. — Ah ! ben si ! Vous avez vu tout ce qu’elle connaissait. Tous les autres candidats étaient bluffés. Elle en a écœuré plus d’un, et sur tous les sujets : histoire, géographie, cinéma, littérature… Vous l’avez vue !

Belle-Maman. — Non, je ne regarde pas la télévision.

Caroline. — Ah bon ? Votre belle-fille passe à la télévision pendant trois mois devant des millions de téléspectateurs et vous ne regardez pas ?

Belle-Maman. — Eh bien, non.

Caroline. — Eh ben, je peux vous dire que vous avez raté quelque chose… Vous auriez vu comme elle a été brillante !

Belle-Maman. — Ce n’est pas bien compliqué, il suffit d’avoir une bonne mémoire.

Caroline. — T’as qu’à croire ! Ce n’est pas aussi simple que ça. Tenez… Vous la connaissez, vous, la capitale de l’Ouzbékistan ? Moi, c’est bien simple, je ne savais même pas que ça existait, un pays avec un nom comme ça. Et encore maintenant, je ne saurais toujours pas vous dire où ça se trouve.

Gilles. — Vas-y, ma chérie ! Éclaire-nous.

Marianne. — Demande à ta mère. Elle meurt d’envie de nous donner la réponse.

Belle-Maman. — C’est vous la vedette, ce n’est pas moi. Alors, allez-y, répondez à madame.

Marianne. — L’Ouzbékistan est entouré par le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan…

Caroline. — Stop ! Stop ! N’en jetez plus ! Non ? Sérieusement… Ils existent, tous ces pays-là ?

Marianne. — Bien sûr !

Caroline, à Belle-Maman. — Vous le saviez, vous ?

Belle-Maman. — Évidemment !

Caroline. — Le truc qui se tend et le machin qui se tend, vous connaissiez ?

Belle-Maman. — Puisque je vous le dis !

Caroline. — Ben alors dites-moi le nom de la capitale.

Belle-Maman. — À quoi bon vous le dire ? Vous ne savez même pas où se trouve le pays.

Caroline. — Moi je crois plutôt que vous ne connaissez pas la réponse. Vous savez, il n’y a pas de honte à ne pas savoir. Moi, quand je ne connais pas, je le dis. Vous devriez faire comme moi.

Belle-Maman. — Si vous croyez que je suis du genre à étaler ma science devant n’importe qui… Je ne suis pas comme certaines, moi.

Caroline. — Moi, je crois surtout que vous êtes jalouse de votre belle-fille qui en connaît certainement plus que vous.

Belle-Maman. — Dites donc ! Je ne vous permets pas ! (À Gilles.) Et toi, tu laisses faire et tu ne dis rien. Sa mère se fait dénigrer sous son toit et monsieur trouve cela normal.

Gilles. — Maman, personne ne t’a dénigrée et c’est vrai que tu pourrais peut-être t’extasier un peu plus devant la performance de Marianne.

Belle-Maman. — S’il faut commencer à flatter les gens, dans cette maison, je préfère me retirer dans ma chambre. (À Gilles.) Et toi, tu n’es qu’un faible.

Elle sort.

Caroline. — Dites donc ! Pas très commode, la belle-mère. Je n’avais pas le plaisir de la connaître, mais ce n’est pas tous les jours qu’on en rencontre des comme ça.

Marianne. — Ce n’est pas nouveau, cela doit faire une vingtaine d’années… En fait, depuis que je l’ai dépossédée de son fils unique chéri. Elle m’en a voulu et elle m’en veut encore.

Gilles. — Il faut lui pardonner. Tu sais, elle n’est plus très jeune. À son âge, c’est difficile de changer.

Caroline. — Il n’empêche, ce n’est pas une raison pour qu’elle vous piétine ainsi. Je ne sais pas comment vous faites pour rester aussi calme, moi je ne pourrais pas.

Marianne. — Ne t’inquiète pas pour Gilles. Depuis le temps qu’il reçoit des piques, j’ai l’impression qu’il est blindé.

Gilles. — Eh oui ! Comme dit Marianne, je suis blindé et je porte bien mon nom. Tu le sais, je me prénomme Gilles et c’est bien connu : Gilles est pare-balles.

Marianne. — En attendant, encore une fois, ta chère mère a réussi à me mettre de mauvaise humeur. J’espère seulement qu’elle ne va pas se taper l’incruste trop longtemps. (À Caroline.) Heureusement que tu es là, ma Caro. Avec toi, la pilule sera moins dure à avaler.

Caroline. — Je ne comprends pas bien… Si ta belle-mère ne peut pas te saquer, pourquoi s’obstine-t-elle à venir te voir ?

Marianne. — Probablement pour avoir le plaisir de me pourrir la vie et pour continuer à persuader son fils chéri qu’il a vraiment fait le mauvais choix le jour où il a souhaité m’épouser.

Caroline. — Quand j’entends ça, je me dis que j’ai bien fait de rester célibataire.

Marianne. — Que veux-tu, on ne choisit pas sa famille ! N’est-ce pas, mon chéri ?

Gilles. — Je préfère m’abstenir de tout commentaire.

On sonne à la porte.

Marianne, à Gilles. — Va montrer à Caroline la chambre d’amis. Je m’en occupe. (Tandis que Gilles sort avec Caroline côté jardin, Marianne se dirige côté cour pour aller ouvrir. Entrée de Willy.) Qu’est-ce que vous faites là ? C’est vous qui étiez dans le train à côté de moi ! Comment avez-vous eu mon adresse ? Vous m’avez suivie ?

Willy. — Oui, Marianne. Pendant le voyage, la perspective de devoir vous parler m’a rendu muet, mais lorsque vous êtes arrivée à destination, je me suis dit qu’il me fallait à tout prix vous aborder, alors je vous ai suivie.

Marianne. — Enfin, monsieur ! On ne suit pas les gens comme cela ! C’est inconvenant ! Déjà que, dans le train, vous me dévoriez du regard…

Willy. — Ce n’est pas de ma faute… Si je vous dévorais, c’est parce que je vous trouvais appétissante.

Marianne. — Ne m’approchez pas !

Willy. — Je plaisantais. Soyez sans crainte, je ne suis pas cannibale… Je m’appelle Willy. Je ne suis pas venu pour vous faire du mal, au contraire, je ne vous veux que du bien. Je cherche simplement à vous connaître un peu plus.

Marianne. — Eh bien, pas moi ! Sortez, monsieur ! Vous n’avez rien à faire chez moi.

Willy. — Marianne, calmez-vous et laissez-moi m’expliquer. Dès que je vous ai vue à la télévision, j’ai tout de suite été subjugué par votre charme, j’ai adoré votre manière d’être… Ce mélange de timidité et de détermination… Je me suis dit : cette femme est l’incarnation de la femme idéale… De l’intelligence dans un si bel écrin… Ah ! madame ! Quel bonheur d’être ici ! Laissez-moi vous baiser la main. (Il met un genou à terre et lui prend la main, qu’elle retire aussitôt. Déséquilibré, il tombe par terre.)

Marianne. — Mais ça ne va pas ! Vous êtes complètement fou !

Willy, avançant à genoux tandis qu’elle recule. — Oui, je suis fou, vous avez raison, complètement fou de vous. Vous ne pouvez imaginer le choc que j’ai pu avoir lorsque, dans le train, vous vous êtes assise à côté de moi… Je vous admirais à travers mon écran, et soudainement vous êtes apparue dans ma réalité comme par miracle. J’y ai vu tout de suite un signe du destin. Comme le disait Eluard : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » Ma chère Marianne, il faut vous rendre à l’évidence : la vie nous a donné rendez-vous dans ce wagon et nous a mis sur de bons rails afin de nous guider vers le bonheur.

Marianne. — Mais monsieur…

Willy. — Ne dites rien, vous risqueriez de gâcher l’instant… Désormais, si vous le souhaitez, apprenons à nous connaître, et je suis persuadé que très bientôt vous serez mon violon, je serai votre archet, vous serez ma Juliette, je serai votre Roméo.

Marianne. — Enfin, monsieur, tout ceci est insensé ! D’abord vous ne me connaissez pas, et puis vous avez bien vu que j’étais mariée !

Willy, se relevant. — Bien sûr que je vous connais, je vous ai observée pendant plus de quatre-vingt-dix jours, je connais la moindre de vos réactions, j’ai eu largement le temps d’apprécier toutes vos qualités, et vous savez comme elles sont multiples. Quant à votre mari, vous voulez parler de ce pauvre benêt qui vous accompagnait ? Quel triste sire ! Vous n’allez pas continuer à vous étioler en si pitoyable compagnie… Non mais ! Vous l’avez vu ? Devant l’avalanche de compliments que vous receviez, il ne savait que ricaner bêtement sans mesurer la chance qu’il avait de vous côtoyer… Non, Marianne, vous méritez mieux, beaucoup mieux. Lorsque vous serez avec moi, vous serez traitée comme une princesse.

Marianne. — Ben voyons ! Vous, vous ne manquez pas d’air.

Willy. — Avec vous, jamais ! Tant que je peux vous respirer, je m’oxygène ; mais loin de vous, je risque de m’asphyxier… Mais oui ! Je vous le dis, nous sommes comme les chats et les tigres : nous sommes félins pour l’autre.

Marianne. — Comment cela, comme des chats et des tigres ?

Willy. — Je viens de vous le dire : ils sont félins, comme nous… félins pour l’autre.

Entrée de Gilles, suivi de Caroline.

Gilles. — Ah ! je vois que nous avons de la visite !

Marianne, à Willy. — Eh bien, vous allez pouvoir expliquer tout cela à mon gros matou, parce que figurez-vous que lui aussi peut être félin, surtout quand il sort ses griffes. N’est-ce pas, mon minet ?

Gilles, à Willy. — Mais je vous reconnais, vous… Vous étiez dans le train à côté de nous. Qu’est-ce que vous voulez ?

Willy. — Je préfère m’en aller avant que minet râle. (À Marianne.) Mais nous nous reverrons. Réfléchissez, Marianne, prenez votre temps, je reviendrai.

Marianne. — C’est tout réfléchi, et surtout ne vous donnez pas la...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.



Retour en haut
Retour haut de page