Une fleur sur les ruines

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Mai 1944, à Angers.
Ils sont huit… Ils sont voisins de palier… Ils se détestent… Ils ne se supportent même pas. Mais, après le bombardement de la ville, ils se retrouvent bloqués sur le palier de leur immeuble. Coupés du monde extérieur, ils vont devoir vivre ensemble. Commence alors la plus cocasse des aventures…

TABLEAU 1

Réunion de nuit

 

Il fait nuit. On entend le son d’un poste de radio. Clémentine, épiée par Paulette qui passe la tête dans l’entrebâillement de sa porte, entre dans son appartement, une valise à la main. Aglaé sort de son appartement et frappe à la porte de Lucien.

Aglaé. – Radio !

La radio s’arrête. Aglaé rentre chez elle tandis que Paulette sort de son appartement et frappe à la porte de Roselyne.

Paulette. – Roselyne ! Debout ! Ouvrez, il y a du nouveau !

Roselyne, derrière la porte. – Vous avez vu l’heure ?

Paulette. – Oui, justement…

Roselyne. – Je passe ma robe de chambre et je viens.

Paulette. – Dépêchez-vous, j’ai froid !

Roselyne, sortant. – Qu’est-ce qu’il y a ?

Paulette. – C’est la petite.

Roselyne. – La petite ? Qu’est-ce qu’elle a fait encore ?

Paulette. – Ne hurlez pas comme ça ! Vous allez nous faire repérer… Elle vient tout juste de rentrer. Vous vous rendez compte ? Ça fait trois fois cette semaine…

Roselyne, regardant sa montre et sortant un calepin. – Vingt-trois heures dix-sept. Dix minutes de plus qu’hier. Je note…

Paulette. – Elle portait une grosse valise. À vue de nez, d’un poids d’une vingtaine de livres. Elle semblait pressée, et elle avait un regard… Le regard de quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher…

Roselyne. – Qu’est-ce qu’elle faisait dehors à une heure pareille ?

Paulette. – À votre avis ?

Roselyne. – J’en sais rien !

Paulette. – Réfléchissez !

Roselyne. – Oh ! je vous dis que je n’en sais rien !

Paulette. – C’est pourtant clair. Elle voit un homme.

Roselyne. – Mais oui, c’est ça, vous avez raison… Elle voit un homme, à tous les coups…

Paulette. – Et étant donné l’heure à laquelle elle sort, elle ne veut pas que ça se sache.

Roselyne. – Mais pourquoi, à votre avis ?

Paulette. – C’est peut-être…

Roselyne. – Quoi ?

Paulette, presque inaudible. – Un Allemand.

Roselyne. – Un quoi ?

Paulette. – Un Allemand !

Roselyne. – Un Allemand ?

Paulette. – Pas si fort !

Roselyne. – Vous croyez ? C’est quand même surprenant.

Paulette. – À notre époque, plus rien ne m’étonne. Les gens les plus vertueux ne le sont que pour cacher leurs vices.

Roselyne. – Oh ! la saleté ! Qu’est-ce que vous avez vu d’autre ?

Paulette. – C’est tout.

Roselyne. – Comment ça, c’est tout ?… Et les autres voisins ?

Paulette. – R.A.S.

Roselyne. – Rien sur Lucien non plus ?

Paulette. – Pas vu.

Roselyne. – Mais vous êtes complètement incompétente ! Comment voulez-vous faire de bonnes réunions de nuit si vous n’êtes pas foutue de relever des informations ?

Paulette. – Dites donc, vous n’aviez qu’à espionner les gens, aujourd’hui, au lieu de vous prélasser sur votre balcon !

Roselyne. – C’était votre tour de garde ! De toute façon, je n’étais pas là, j’étais toute la journée sortie pour voir ma petite-nièce. C’est sa communion demain, je voulais en parler avec elle.

Paulette. – Depuis quand vous vous intéressez aux bondieuseries ?

Roselyne. – J’ai toujours été très croyante.

Paulette. – Arrêtez un peu ! Le crucifix que Gisèle vous a offert pour votre fête, vous vous en servez de cale-porte. Vous avez regardé à travers les serrures des portes, au moins ?

Roselyne. – Non… J’ai pas osé.

Paulette. – Voilà autre chose. Allez, un peu de courage ! Allez-y !

Roselyne. – Maintenant ?

Paulette. – Oui !… Bon, on y va ensemble. Allez, hop, chez Lucien ! (L’une écoute, l’autre regarde à travers la serrure.) Rien… Allons voir chez Fernand. La lumière est allumée. Qu’est-ce qu’il fait à cette heure ?

Les deux femmes s’approchent de la porte et regardent par la serrure.

Roselyne. – Poussez-vous, je ne vois rien ! Attendez… Oh ! il peint… Je crois qu’il fait une peinture de sa femme.

Paulette. – Ça doit être beau. Heureusement qu’elle s’est taillée depuis un bail pour ne plus voir ça. Faites voir…

Roselyne. – Non ! Il peint un nu. Ce n’est pas pour vous.

Paulette. – Pour qui vous me prenez ?

Roselyne. – Il n’y a rien à voir, je vous dis !

Fernand, sortant de son appartement. – Qu’est-ce que vous faites devant ma porte ?

Paulette. – On a vu de la lumière…

Roselyne. – À cette heure, on s’inquiétait !

Fernand. – Depuis quand on se soucie des gens dans cet immeuble ? Remballez vos langues de vipère et fichez-moi la paix, je travaille !

Aglaé, sortant la tête de sa porte. – Vous allez la fermer, oui ?

Fernand. – Vous ne dormez pas, vous ?

Aglaé. – Comment voulez-vous que je dorme avec le boucan que vous faites avec votre radio ?

Fernand. – Qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai pas de radio !

Pierre, sortant de son appartement. – C’est moi qui ai mis la radio pour ne pas entendre vos piaillements !

Aglaé. – Coupez-moi ça, imbécile ! Vous voulez nous faire arrêter ou quoi ? Vous avez vu l’heure ?

Fernand. – Comment pourrait-il regarder l’heure ? Il n’a plus les yeux en face des trous depuis qu’il a reçu un éclat d’obus en 14…

Pierre. – Alors vous, le Picasso à six sous, la prochaine fois que je vous croise, je vous fais bouffer vos pinceaux !

Lucien, sortant de son appartement. – C’est quoi ce raffut ? Gilberte, c’est toi ?

Fernand. – Ah ! bravo ! Vous avez réveillé l’autre tordu !

Lucien. – C’est moi le tordu ? Non, mais oh ! Vous vous croyez mieux, vous, à peindre des tableaux obscènes ?

Aglaé. – La paix ! Vous allez réveiller tout le quartier ! Vieux con !

Lucien. – Approchez-vous si vous êtes une femme, et venez me le dire droit dans les yeux !

Aglaé. – Il faudrait d’abord qu’ils regardent dans la même direction !

Lucien. – Oh !… Saleté !

Paulette. – Ça suffit ! Vous me faites honte !

Pierre. – Ne commencez pas à nous donner des leçons, vous !

Paulette. – Mais je ne vous ai rien demandé, moi !

Pierre. – Moi je vous demande de la fermer, au moins une fois dans votre vie !

Clémentine, sortant de son appartement. – Vous avez fini de beugler, oui ? J’arrive pas à dormir !

Fernand. – Vous n’avez qu’à vous mettre la tête sous l’oreiller !

Clémentine. – C’est ça ! Pour que je m’étouffe ? Ça vous ferait trop plaisir !

Roselyne. – Moi, je m’en vais, je n’ai rien à faire dans vos histoires.

Paulette. – C’est ça, les rats quittent le navire ! Espèce de lâche !

Roselyne. – Pardon ?

Gisèle, ouvrant sa porte. – Excusez-moi, messieurs-dames, de vous déranger. Serait-il possible de parler un peu moins fort ? J’ai du mal à m’endormir.

Paulette. – Foutez-nous la paix, vous !

Roselyne. – Allez vous coucher !

Gisèle. – Je ne voulais pas vous mettre en colère.

Fernand. – C’est trop tard ! Foutez-moi le camp !

Gisèle. – Je vous souhaite une bonne soirée.

Aglaé. – C’est ça, bonne soirée !

Gisèle rentre chez elle.

Fernand. – Rentrez tous, et je ne veux plus un bruit jusqu’à demain matin ! C’est compris ?

Roselyne. – Alors commencez par fermer votre clapet ! Sale rat !

Aglaé, à Pierre. – Et vous, allez couper votre poste !

Pierre. – Plutôt crever que de vous rendre ce service !

Aglaé. – Pour la dernière fois, éteignez-la !

Pierre. – Allez la couper vous-même si vous l’osez !

Aglaé. – Très bien. (Elle rentre chez Pierre.)

Fernand. – Et vous autres, retournez au lit ! Et au mieux, ne vous réveillez jamais !

La radio valdingue sur le palier. Aglaé ressort de l’appartement de Pierre.

Pierre. – Regardez ce que vous avez fait ! Ma radio ! Espèce d’ordure !

Aglaé. – Je vous interdis de m’insulter !… Abruti !

Fernand, à Roselyne. – Vieux trumeau !

Aglaé, à Lucien. – Déglingué !

Lucien, à Aglaé. – Poison !

Clémentine, à Pierre. – Poivrot !

Paulette, à Clémentine. – Pimbêche !

Roselyne, à Fernand. – Crétin !

Fernand, à Paulette. – Mocheté !

Aglaé, à Roselyne. – Vieille coche !

Paulette, à Lucien. – Cinglé !

Gisèle, entrouvrant sa porte. – Bonne nuit !

Tous. – Bonne nuit !

 

NOIR

 

 

 

 

 

TABLEAU 2

Détritus

 

C’est le lendemain matin. Clémentine sort tandis que Fernand sort de chez lui, un tableau à la main, qu’il met à sécher sur le palier.

Clémentine. – Vous êtes déjà levé, vous ?

Fernand. – De quoi je me mêle ? Allez donc descendre vos poubelles. Elles sentent mauvais et encombrent le palier. Je ne suis pas obligé de supporter l’odeur de vos ordures dès le matin.

Clémentine. – Ce ne sont pas les miennes.

Fernand. – Cela vous empêche-t-il de les descendre ?

Clémentine. – J’ai autre chose à faire. J’ai des examens à faire passer.

Fernand. – C’est ça, allez-y, vos chers petits élèves doivent vous attendre, une fois de plus… Dites-moi, quel est le sujet du devoir ?

Clémentine. – L’altruisme.

Fernand. – Vraiment ? Vous enseignez l’altruisme aux élèves alors que vous n’êtes pas fichue d’aider les gens à descendre des poubelles ?

Clémentine. – Je peux savoir, moi, ce que vous faites ici pour aider les gens ?

Fernand. – Rien. Et je m’en flatte. Plutôt m’engager dans l’armée allemande que de rendre service à toute cette bande de saligauds.

Clémentine. – Bon, je vous laisse, je suis en retard.

Fernand. – Si vous vous couchiez plus tôt, vous seriez plus matinale. Il paraît que vous rentrez de plus en plus tard…

Clémentine. – Et qu’est-ce que ça peut vous faire ?

Fernand. – Rien. Je trouve ça triste, c’est tout. Je n’en dirai pas plus.

Clémentine. – Qu’est-ce que ça veut dire ces petites allusions ? Allez-y, crachez le morceau !

Fernand. – Je n’ai pas à m’expliquer… Mais quand je pense à tous ceux et celles qui passent leur temps à lutter contre l’Occupation, pendant que d’autres profitent de la situation pour leur plaisir personnel, ça me révolte. La jeunesse d’aujourd’hui… elle ne vaut pas mieux que ces poubelles.

Clémentine. – Et vous, mon pauvre Fernand, vous avez leur odeur.

Fernand. – Oh !… Saleté !

Fernand rentre chez lui. Gisèle sort de son appartement.

Gisèle. – Bonjour, mademoiselle. (Elle ramasse les poubelles.)

Clémentine. – Laissez ces poubelles, Gisèle, ce n’est pas à vous de le faire.

Gisèle. – Ça ne me dérange pas. Et puis si personne ne le fait, on ne saura plus où marcher. Oh ! il fait chaud ! Les nuits sont très fraîches, mais dès que le soleil est là on étouffe. Je vais ouvrir la fenêtre, la toile de M. Letours séchera mieux. Vous avez l’air fatigué, ma pauvre fille.

Clémentine. – Je travaille beaucoup en ce moment. Et je n’ai pas assez dormi.

Gisèle. – Moi non plus. Après le vacarme de cette nuit… À chaque fois qu’une dispute éclate, mes tympans manquent d’exploser. Enfin, que voulez-vous ? Ils ne sont pas méchants. Nous sommes tous sous pression par les temps qui courent, je comprends que l’on puisse être irritable.

Aglaé sort de son appartement.

Aglaé. – Ah ! Gisèle ! Prenez donc mes poubelles, ça m’évitera de les descendre.

Clémentine. – On dit bonjour, malpolie.

Aglaé. – Qu’est-ce qu’il a de bon, ce jour ? Gisèle, pensez à prendre mon courrier, hier vous avez oublié.

Gisèle. – Oh ! pardon ! Ça m’est sorti de la tête.

Aglaé. – Cela fait deux fois cette semaine. C’est une habitude qui devient bien fâcheuse. Surtout que vous n’avez que ça à penser. On ne peut donc compter sur personne…

Gisèle. – Je vais vous le chercher.

Clémentine. – Aglaé, vous ne savez plus marcher ?

Aglaé. – Vous savez très bien que j’ai peur de m’absenter. Il est hors de question que je descende au local à ordures et laisser mon appartement sans surveillance. Les vols se multiplient en ce moment.

Gisèle. – Eh bien, je vais vous le surveiller votre appartement jusqu’à ce que vous remontiez.

Aglaé. – Non merci. Personne ne s’approche de mon appartement. Et puis descendre les poubelles est une activité qui vous sied mieux. Allons, ma fille, il n’est déjà plus de bonne heure.

Gisèle. – Je me dépêche. À tout de suite.

Gisèle descend.

Aglaé, à Clémentine. – Pourquoi me regardez-vous comme ça ? Elle m’offre son aide, je ne vais pas la refuser.

Clémentine. – Tirer profit des gens serviables, c’est tout à fait vous.

Aglaé. – Les gens serviables ne le sont que parce qu’ils ont quelque chose à se reprocher. Et puis ça l’occupe, elle ne fait rien de ses...

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